CF 125-126 (février-mars 1994)
Vous connaissez Jean-Pierre Van Hees probablement surtout comme conseiller artistique de l'Académie Internationale d'Eté de Wallonie, et comme membre du défunt groupe Rum. D'origine liégeoise, il joue des cornemuses en autodidacte depuis 1965. En 1974, il animait les premiers stages de cornemuses, qui étaient organisés par le musée instrumental de Bruxelles. Actuellement, il donne cours dans plusieurs pays, notamment au centre de musique médiévale de Paris et à la Muzikhochschule de Cologne. Il joue des cornemuses et des flûtes dans différents groupes, que ce soit en traditionnel, en tango argentin, en musique ancienne ou en musique contemporaine. Il est régulièrement soliste pour "Het Orkest van de XVIIle eeuw ".
Mais la raison de la présente interview, c'est sa récente activité dans l'organisation de cours de musiques et danses traditionnelles dans les académies. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Vos réactions sont comme toujours bienvenues, après la parution, dans le prochain numéro, de la seconde partie de l'interview.
M. Bauduin
Q:Peut-on dire qu'il y a trois projets en cours dans les académies en Belgique ? Comment ont-ils pu démarrer ?
R:J'ai commencé en donnant des cours de cornemuse au centre galicien de Bruxelles. Les cours, avec une quinzaine d'élèves, se donnaient dans des conditions très mauvaises, d'où l'idée de demander la collaboration de l'académie de musique de St Gilles ou de Bruxelles. On m'a dit qu'il y aurait une ouverture à Bruxelles, j'ai donc été voir l'échevin, qui s'est déclaré favorable, puis le directeur qui était favorable aussi et qui m'a envoyé chez les inspecteurs. Le cours a démarré en septembre 89.
C'est un long cheminement. C'est un vieux rêve. Quand je suis devenu conseiller artistique de l'académie d'été de Wallonie fin 84, mon intention était déjà d'intégrer les danses et musiques traditionnelles dans l'enseignement artistique. D'autant plus qu'à cette époque on y intégrait le jazz, musique populaire afro-américaine, donc pourquoi pas l'équivalent européen ? Et extra-européen aussi d'ailleurs : il y a un département de musique indienne à Anderlecht (c'est un projet que je n'ai pas mis en place).
La première idée a germé grâce à mon alter ego à l'académie d'été : Bernard Dekaise, directeur du conservatoire royal de Liège qui m'a proposé de le faire dans son conservatoire. Directement au plus haut échelon, donc, pour, jugeait-il, aller plus vite et répandre le travail réalisé au plus haut niveau vers les autres échelons. Je me suis mis en piste auprès des instances ministérielles. L'idée est passée, mais ils ont dit : on ne le fera pas à Liège, parce qu'on donne à chaque conservatoire sa spécificité. Bruxelles a le jazz, Liège a un nouveau département de chant par contre Mons n'a rien. On a donc négocié : avec le cabinet du ministre, le directeur de Mons, les inspecteurs, finalement l'idée est passée en 90-91. Puis sont arrivées les grèves de l'enseignement avec la conséquence que le peu d'argent qui restait a servi à satisfaire les desiderata - fondés, je le souligne - des enseignants. Le projet n'a donc pas eu lieu. L'équipe a léché ses plaies ...
Puis il y a eu des élections, de nouveaux cabinets se sont mis en place. Il y avait alors la possibilité de passer le diplôme d'état "musiques traditionnelles" en France. Quand j'ai eu le diplôme, j'ai réécrit à des responsables. J'ai proposé des idées, on m'a demandé d'introduire quelques projets dans des académies, à titre expérimental.
Q: Parlait-on déjà de musiques du monde, ou de musique traditionnelle ?
R: On a d'abord parlé de musiques d'expression populaire, ce qui est un mot dangereux, car la notion de populaire est trop souvent péjorative. On a cherché une autre terminologie : j'ai utilisé "musiques traditionnelles", comme en France.
Deux projets ont alors été lancés : danses et musiques traditionnelles à Beloeil, et danses et musiques du monde à Ixelles. Ce sont deux projets bien différents.
Le projet de Beloeil s'est mis en place le premier. Il est plus petit que le projet bruxellois. Il est essentiellement axé sur la tradition wallonne, belge, prise au sens large (si on considère que les contredanses gantoises, qui de plus ont été éditées par un Français immigré, sont des danses wallonnes moi je veux bien ... ). Il y a un cours de danse pour les enfants et pour les adultes. Il y a un cours de muchosa (NB: cornemuse du Hainaut) - je me suis souvenu que c'était en Hainaut, pas très loin de Beloeil, qu'on a retrouvé les derniers joueurs de cornemuse; c'est là aussi que j'ai donné les tout premiers stages de cornemuse en 74.
Ce projet émane également d'une demande locale : le groupe Les Pas d'la Yau, qui fait du bon travail, demande régulièrement des formateurs et a besoin d'un orchestre fixe capable d'accompagner les danseurs. C'est un département qui fonctionne par lui-même, mais le but est aussi, et on n'y est pas tellement arrivé, que des gens de l'académie se mettent eux aussi à pratiquer la danse et la musique traditionnelles. La difficulté réside dans la configuration des locaux : la danse ne peut pas se faire dans les locaux exigus de l'académie, et le cours de musique d'ensemble de Steve Houben doit se faire à proximité des danseurs. Mais le projet tourne depuis septembre-octobre.
Le deuxième projet, à Ixelles, est un peu plus vaste. Je voulais le faire en région bruxelloise, en lui donnant une dimension internationale, car il est difficile de faire quelque chose de bien lié à la région (les Belges qui habitent là sont généralement des déracinés). Il y a un département tango, qui fait pendant au département de jazz du conservatoire de Bruxelles (les musiques sont équivalentes : musiques de fusion, intercontinentales). Un cours de musique d'ensemble traditionnelle accessible à ceux, de bon niveau, qui pratiquent la musique traditionnelle mais aussi accessible aux gens de l'académie qui veulent la découvrir (à noter que les musiciens sont obligés de danser). Et un cours de danse traditionnelle : pour les enfants (conçu comme un complément corporel, ce n'est pas un cours de répertoire; il peuvent apprendre des mouvements sur une leçon de solfège, par exemple, donc intégration), et pour adultes. Le cours pour adultes est conçu comme un cours pratique d'histoire de la danse : grosso modo, à part le ballet et la danse jazz, on y voit toute la danse dans sa dimension sociale depuis les premiers documents de la renaissance jusqu'à nos jours. On n'y verra peut-être pas le rock and roll, mais bien des choses moins connues comme la pavane, la mazurka ... Ainsi, un pianiste qui joue des mazurkas de Chopin aura vu ce qu'est une mazurka, il l'aura dansée, cela lui permettra de la jouer en respectant son caractère, sans en étirer exagérément les temps comme cela se fait si souvent. Cette nouvelle approche permet de fixer le musicien par rapport aux données historiques et corporelles de la musique.
Les académies proposent souvent un cours d'histoire de la musique, moins souvent un cours d'histoire du théâtre, et jamais d'histoire de la danse. Pourtant, les trois sont très intimement liés. Exemple : le premier travail de grande envergure de Molière, c'est les comédies ballets; on y trouve de la danse, de la musique et de la comédie. On ne peut quand même pas passer à côté du 17ème siècle français !
C'est donc un cours qui se justifie. C'est un cours pratique qui intéressera un comédien qui ne veut pas avoir l'air trop raide quand il doit placer un pas de danse, une chanteuse du lyrique qui doit placer un pas de valse dans une opérette, ou simplement quelqu'un qui veut faire de la danse traditionnelle mais d'une autre manière que dans un groupe folklorique, en l'étudiant d'une manière peut-être plus scientifique. C'est aussi un cours de collaboration entre musiciens et danseurs.
Il y a enfin le cours de harpe celtique. Ingrid Procureur habite Ixelles, elle avait déjà des élèves. Cela permettait de démarrer un cours de harpe. Et puis, il y a une communauté irlandaise à Bruxelles, dont quelques élèves de ce cours sont issus.
Ce qui sous-tend ces projets et qui a permis de les insérer dans l'enseignement officiel, c'est le fait que le but n'est pas de créer des ghettos dans les académies, mais bien d'intégrer le patrimoine des danses et musiques populaires traditionnelles dans l'enseignement de la musique. Je crois qu'il faut utiliser les structures existantes et qu'il faut considérer que les gens qui viennent dans les académies n'ont au départ pas d'a priori sur les genres de musique : ils viennent pour apprendre la musique, pas uniquement pour le classique. Si on leur fait découvrir d'autres musiques, ils sont enchantés. Cela vaut aussi pour le corps professoral.
Q: Cette collaboration implique-t-elle que le directeur vienne mettre son nez dans les cours ? Exige-t-il un cours de solfège, des auditions, des examens ?
R: Il a bien entendu un droit de visite, mais il n'aurait pas hébergé le projet s'il n'était pas bienveillant. Il fait confiance aux professeurs. D'un autre côté, j'avais mis la condition de garder une fonction de coordinateur : cela peut arriver, de même que dans des stages, que les professeurs soient déçus, que les élèves soient déçus ... Dans un projet qui s'étale sur plusieurs mois, il faut y faire attention et donner un coup de barre s'il le faut. Il faut aussi régulièrement rappeler aux professeurs de collaborer. Je m'efforce aussi d'aller voir les autres professeurs de l'académie, pour qu'eux-mêmes fassent de la promotion auprès de leurs élèves. Cela prend beaucoup de temps.
Concernant le solfège : non, il y a des cours où ce n'est pas prévu. En musique d'ensemble, on demande aux élèves d'avoir un niveau musical "supérieur académie" et, soit de lire la musique, soit d'avoir une bonne oreille. La transmission orale du répertoire est un des buts du cours.
En fin d'année scolaire, il faut montrer son travail, il faut boucler l'année. Dans les premières années, je ne crois pas que nous fonctionnerons avec un système d'examens avec un jury. Mais il y a des objectifs qui doivent être atteints. Et il y aura des visites d'autres professeurs, des journées portes ouvertes, ... qui sont pour les élèves tout aussi importantes qu'un examen. Qu'on prépare un concert ou qu'on prépare un examen, c'est la même chose en réalité. Quant aux danseurs, eux aussi sont capables de présenter à tout moment le travail qu'ils font.
Q: Est-ce que cela peut aller jusqu'à faire un bal ?
R: Oui. Je voudrais bien trouver une soirée, un local pour ce qui pourrait être la nuit de l'académie d'Ixelles. Je voudrais que ce soit présenté de manière pas trop formelle. Il y aura de la danse, on jouera pour la danse, il y aura peut-être des moments de concert ... Et à Beloeil, il est prévu qu'ils montrent un spectacle qui s'intègre dans les travaux de l'académie de Beloeil, le 29 mai.
Q: On a parlé tantôt de l'histoire de la danse. Est-ce que pour la musique traditionnelle il y a le même genre de chose, et est-ce qu'on parle des manuscrits de violoneux ?
R: On travaille sur les mansucrits dans les cours pratiques. Il y a, comme dans la plupart des académies, un cours d'histoire de la musique, je vais essayer qu'on y parle aussi de choses dont on ne parle généralement pas. De même dans un cours d'harmonie, on pourrait proposer de l'harmonie modale. Par la musique traditionnelle, on peut donc enrichir les cours existants de l'académie. C'est un des buts.
Ce n'est pas le seul, bien sûr. Il y a le but de défendre un patrimoine, qui est un peu trop souvent galvaudé. Le meilleur moyen de montrer que ce patrimoine doit être entretenu, c'est de montrer qu'il peut être bénéfique à tout ce qui l'entoure. Il faut dépasser un peu l'idée de la petite rencontre agréable entre amis folkeux (que ce soit un week-end de l'académie d'été ou un week-end à Borzée); on y passe évidemment des moments extraordinaires, mais quand on tient compte du public et qu'on regarde ce qui se passe dans le monde artistique d'une manière professionnelle, on trouve que c'est dommage que la pratique dans notre pays se limite à des activités où l'accent est surtout mis sur le côté convivial. Bien sûr, la fête fait partie du jeu, mais elle ne peut pas prendre le pas sur le travail qui se réalise et sur l'énergie fournie par les organisateurs et les professeurs.
Ce qu'on oublie assez facilement, c'est toutes les autres fonctions de la danse et de la musique traditionnelles : il y a la symbolique, les rituels, les chansons de métiers, etc. Dans les stages, le temps est trop court et les gens ne se déplacent pas forcément pour cela. Mais dans un cours qui dure un an, on peut voir les choses en profondeur. On est par exemple étonné d'une voir qu'une danse rituelle qui se danse en Bavière encore au 20ème siècle existe aussi chez les aborigènes en Australie. Ces cultures populaires détiennent des messages humains qui remontent à la nuit des temps. On ne va probablement pas y arriver dans ces six premiers mois, mais le but est à l'avenir que ces choses soient abordées dans l'enseignement des musiques et danses traditionnelles.
En fait, une des premières raisons qui m'ont fait agir était qu'après avoir donné des stages moi-même pendant dix ans un peu partout, je connaissais très bien les limites des stages. Les stages et les cours sont en réalité complémentaires.
Il est évidemment difficile d'organiser une continuité dans les stages. On ne peut pas dire en tant que pédagogue : voilà, je vous donne du travail pour 3 mois, on se revoit dans 3 mois et ainsi de suite. Ce n'est pas réalisable. Je crois par contre, quand il existe un cours structuré, qu'il est bon d'organiser un stage autour d'un sujet bien précis et de dire : pendant telle période nous allons travailler là-dessus, et voilà de quoi vous y préparer.
Voici la seconde partie de cette interview dont le sujet principal est l'enseignement de musiques et danses traditionnelles dans les académies. Mais la dernière question porte inévitablement sur les rapports entre l'académie internationale d'été de Wallonie et Borzée ...
Q: Il y a des similitudes entre le programme de Neuchâteau et celui d'Ixelles : musiques du monde ...
R: Borzée et non Neufchâteau, puisqu'on a déménagé. Il faudra des années pour l'oublier, ha ha! Oui, il y a des similitudes. Je prends l'exemple du tango : cela a très bien marché à Neuchâteau, puis on est arrivé à un point où, si on voulait continuer, il fallait monter un département d'académie. Au niveau de la danse en tango, des gens qui avaient un niveau avancé ont tout de suite organisé des cours un peu partout. Si je l'ai inclus dans un cours d'académie, c'est parce qu'il faut avoir sous un même toit des choses qui sont tellement liées l'une à l'autre. Mais en musique, ce n'était pas le cas : quelques groupes se sont mis en place pour continuer à pratiquer, mais pas de cours, donc ce travail restait à faire.
Cela veut dire qu'on peut désormais changer le décor dans les stages de l'académie d'été (ce ne sera peut-être pas fait cette année) : on peut faire appel à des professeurs qui travaillent à un autre niveau. Pour des gens qui suivent régulièrement des cours de tango, par exemple au conservatoire de Rotterdam ou à l'académie d'Ixelles, on peut créer un niveau de "master classes" comme on en trouve à l'académie d'été pour la musique classique.
On déborde alors, sans pour autant les abandonner, des stages de musique traditionnelle qui ont été longtemps réservés aux amateurs (et adultes). Dans la clientèle, il y a de plus en plus de gens qui ont un prix supérieur ou un premier prix de guitare ou qui font les humanités musicales, qui viennent à des stages de musiques et danses traditionnelles parce qu'ils veulent s'enrichir. Des gens qui viennent du jazz, de l'opéra, qui viennent faire du chant ethnique, etc. Ce sont des professionnels de la musique qui commencent à s'y intéresser. Nous pouvons alors dire : nous ne sommes pas des rigolos qui nous réunissons une fois de temps en temps pour nous faire plaisir à nous-mêmes. Il y a donc désormais un public de professionnels, et d'amateurs ambitieux.
Q: On voit bien ce que cela peut donner pour le tango, qui est une musique difficile, mais ...
R: il y a des tangos faciles aussi. Evidemment on est vite ébloui par la qualité des arrangements. Mais c'est toujours une musique populaire.
Q:... mais si on pense au violon traditionnel, est-ce que la même démarche est possible ?
R: Oui, c'est envisagé. Pour le moment, on est en train, avec le directeur de l'académie d'Eghezée, d'essayer de mettre au point un nouveau projet danses et musiques traditionnelles. Nous y ferons probablement quelque chose autour du violon, de l'accordéon diatonique ... On en parle, on va peut-être essayer de contacter une équipe de professeurs, ... mais il faudrait d'abord démarrer les départements existants avant d'en mettre d'autres sur pied.
Q: En bandonéon et en piano, on a des modèles que beaucoup considèrent comme d'un très haut niveau. Mais en violon traditionnel, est-ce que par exemple un excellent violoneux auvergnat pourrait attirer des musiciens classiques ? Est-ce que là les traditions ne sont pas plus différentes ?
R: La question se pose, évidemment. Mais l'intérêt du violon est sa diversité : le violon sur lequel on joue des jigs irlandaises ou des musiques du sud de l'Inde est exactement le même que celui sur lequel on joue dans les grands concerts classiques. Parfois il faut changer l'archet, et utiliser des cordes en boyau plutôt qu'en acier mais ...
Il faut faire un choix, voir vers quoi on s'oriente. La difficulté est bien là. J'ai parlé avec une musicienne qui était ma collègue à l'académie de musique de Bruxelles, Muriel Weiss, prof d'histoire de la musique, violoniste, musicologue, très intéressée par les musiques traditionnelles et qui s'y est mise, qui a même donné un stage à Neufchâteau. Elle fait des recherches au niveau de la pratique du violon en Wallonie (cela débouchera, j'espère, sur une publication), non seulement pour savoir comment il a été pratiqué, mais aussi comment on pourrait le pratiquer aujourd'hui.
On se rend compte que les données sont multiples. Des musiciens comme Henri Schmitz et Constant Charneux jouaient d'une manière probablement très proche du moyen âge (excepté le répertoire) : la tenue du violon, le fait de jouer avec des bourdons en double corde etc, la tradition orale ... c'est clair que c'est tout à fait différent de ce qu'ont pu jouer Jamin ou Jean-Guillaume Houssa qui, eux, ont appris la musique et qui étaient peut-être plutôt violonistes que violoneux - mais ils étaient ménétriers : ils jouaient les messes, les bals, beaucoup de choses. Il y a donc un fonds ancien de la musique traditionnelle et un fonds vivant qu'on a encore pu recueillir et enregistrer. Ce fonds vivant est relativement petit mais peut donner une idée de la manière dont on peut jouer un répertoire semblable qu'on a recueilli de sources écrites.
Il y a un autre travail qui reste à faire, qui est plutôt historique : on peut regarder de l'autre côté de la cloison, chez les spécialistes qui jouent le répertoire du 18ème siècle sur instruments d'époque. Il est certain qu'un musicien comme Vandembrille avec son cahier de menuets, de contredanses, etc., est très lié à la tradition baroque. Le but n'est pas d'obliger tout le monde à acheter un violon cordé à l'ancienne, mais on peut s'inspirer de leur manière de phraser, de donner les coups d'archet, et de l'archet lui-même.
Je trouve en effet qu'on devrait mettre l'accent en priorité sur le violon traditionnel en Wallonie, mais c'est difficile à faire car, bien que cela ne manque pas de bons violonistes, jusqu'à présent on n'a pas eu vraiment de musiciens chercheurs. Ceux qui font de la musique wallonne au violon font ce qu'ils peuvent; ils jouent cette musique comme ils la sentent, mais ce n'est peut-être pas suffisant. Il faudrait faire des recherches, d'autant plus que les musiques traditionnelles qu'on a retrouvées en Wallonie sont en majorité des musiques de violon. Et que le dernier ménétrier encore vivant en Wallonie, M.Crasson (nonagénaire), est violoneux.
N'oublions pas que ces ménétriers wallons qui jouaient du violon sont des ancêtres de violonistes comme Vieutemps ou Ysaye. C'est clair : la grande tradition de violon romantique belge est née à partir du violon populaire. On parle encore, dans le monde classique, de l'école belge de violon. Donc, c'est aussi un retour aux sources pour les musiciens classiques.
Une comparaison. J'ai été en Italie. J'ai été frappé par ces grandes voix de l'opéra italien, des voix colossales qui arrivent à couvrir un orchestre wagnérien. Des gens comme Pavarotti par exemple, c'est incroyable. Or, dans les Abruzzes, j'ai écouté les petits orchestres traditionnels qui chantaient les "natale", les Noëls : cornemuse (zampogna), ciaramella (le petit hautbois rustique) - ce sont des instruments très très sonores. A côté d'eux, il y avait un petit bonhomme qui a commencé à chanter et qui sans peine arrivait à les couvrir tous les deux, sans faire le moindre effort pour échauffer sa voix. C'était ren-ver-sant. On m'a dit : mais tout le monde chante comme ça, ici. Derrière les grands artistes, il y a souvent une tradition populaire très forte.
J'attends beaucoup de ces gens qui ont vingt ans (Muriel Weiss et d'autres) et qui sont passionnés par ces musiques, qui en veulent. Il faut qu'ils arrivent. Si on ne fait pas attention, si on continue à travailler avec les braves effectifs que l'on avait à Neufchâteau et à Borzée fin des années 70 début des années 80, la musique traditionnelle deviendra un truc de quadragénaires, de quinquagénaires. Je vois l'avenir avec sérénité, mais il faut beaucoup travailler.
Q: Il y a donc trois projets en communauté française, et d'autres probablement qui vont venir. J'imagine que l'équipe que tu as mise sur pied ne pourra pas suffire à tous ces cours. Tu as déjà fait appel à un jazzman, Steve Houben ...
R: Concernant Steve Houben, je voudrais qu'on fasse une correction immédiatement : il est musicien de jazz, mais très polyvalent, aussi bon pour jouer Mozart que Charlie Parker. Le hasard a voulu qu'il soit connu comme musicien de jazz. Il a monté un groupe de musique traditionnelle avec Luc Pilartz et d'autres musiciens (ils sont une dizaine, ils feront des festivals cet été), peut-être enfin un groupe de musique traditionnelle en Wallonie qui fonctionne sur des bases professionnelles. Steve Houben est passionné par la musique traditionnelle non seulement parce qu'il la joue mais parce qu'il l'écoute, il s'y investit à fond depuis des années. Il joue du sax, de toutes sortes de flûtes, il peut aussi jouer du piano.
Mais c'est vrai qu'on ne peut pas demander au même professeur de donner cours dans 36 académies. Si on utilise bien les compétences des profs qu'on a en Belgique, on peut déjà faire pas mal de choses. On a des gens d'un niveau élevé. Par exemple, Alfredo Marcucci est un meilleur bandonéoniste que Piazzola (je ne parle pas du compositeur mais de l'instrumentiste). Un accordéoniste comme Louis Spagna, on en trouvera rarement un d'aussi compétent et polyvalent. Et il y a une génération qui monte. Parmi mes élèves, il y a Olle Geris qui apprend à fabriquer des cornemuses chez Rémy Dubois. Il y a Didier Laloy, qui comme jeune accordéoniste commence à avoir un niveau professionnel. Il y en a d'autres, bref, on trouvera bien des gens capables de transmettre leur savoir, et comme ces projets ne vont pas se lancer tous en même temps...
Je trouve qu'il est bien que la plupart des profs soient des professionnels, c'est important au niveau pédagogique car ils ont des expériences uniques à communiquer.
Q: Pour terminer, une question qui n'a rien à voir : Neufchâteau déménageant à Borzée, comment cela va-t-il finir ? Crois-tu que les gens arriveront à ne pas faire l'amalgame entre les deux organisations ?
R: Mais Borzée peut garder sa spécificité. Borzée a démarré compte tenu d'une carence de l'académie d'été de Wallonie. Ils ont bien fait de le faire. Bravo ! Cela a posé évidemment des problèmes à l'académie, à moi aussi : cela devenait difficile pour nous d'organiser des week-ends, or c'est important pour l'académie d'été. Je suis de plus en plus partisan d'une collaboration avec ce qui se fait ailleurs, sinon on crée des rivalités mal venues.
Ce qui m'a fait plaisir, c'est que Luc Larue et Paul Spinoit m'ont demandé un jour de faire un stage de cornemuse à Borzée. Cela permet de mieux connaître les gens et les lieux. Le premier niveau de collaboration, c'est qu'il faut accorder nos violons pour ne pas avoir les mêmes professeurs et garder suffisamment de temps entre les stages qu'on fait avec un même professeur : on s'est mis d'accord là-dessus. Je lui ai dit : je dois organiser au moins un ou deux week-ends par an, vous avez la structure idéale, êtes-vous d'accord de le faire chez vous ?
Pour le stage d'été, c'est clair que le problème ne se posait pas de la même façon. Quand j'ai repris la programmation à Neufchâteau il y avait 150 stagiaires, et cette année il y en avait 253. Que de problèmes pour les héberger ! Il y a eu des plaintes. On était arrivé à saturation. D'autant que je voulais élargir mon programme : tous les autres programmes d'été de l'académie s'étalent sur deux semaines, moi sur une seule. J'ai eu gain de cause cette année. De même pour les activités en soirée à Neufchâteau, on était mal logés. Tout le monde va être content à Borzée, je pense, mais Neufchâteau est lié à tant de souvenirs ...
Pour ce qui est des amalgames, c'est vrai que certains pourraient penser à une fusion. Je n'ai pas pensé aussi loin, Luc Larue non plus. Si ce genre de choses se fait, c'est parce que cela se fait naturellement et que tout le monde y trouve son bonheur. Je crois que Paul, Luc et leur équipe sont contents d'avoir leur autonomie, ils n'ont de comptes à rendre à personne.
Avec la Dapo, il y a quelques contacts qui finalement se nouent. Grâce au fait qu'on va à Borzée, on peut programmer plus d'activités, et surtout on peut accueillir les enfants (c'était un gros problème à Neufchâteau). On pourra très vite arriver à des synergies entre l'académie d'été, Borzée, la Dapo, les académies et les conservatoires. Que chacun garde son indépendance, mais qu'on fasse des choses ensemble.