CF179 (février 1999)
Le jovial accordéoniste irlandais Gierry Murray est venu nous rendre visite. Il fait partie du groupe irlandais (mais établi en Belgique) Shantalla, qui vient de sortir un premier et excellent cd. Gerry a répondu à nos questions non seulement sur Shantalla, mais aussi sur l'Irlande en général.
Q : Shantalla est le nouveau nom d'un groupe qui s'appelait Sean Talamh. Peux-tu expliquer le passage de l'un à l'autre?
R : Deux musiciens, Noel Harris et Tommy Keenan, ont quitté Sean Talamh en 95. En 96, le guitariste Joe Hennon et moi-même avons commencé à les remplacer. Mais il était évident, dès le début, que le public avait un problème avec la prononciation du nom du groupe, qui signifie "la vieille terre" en gaélique (une métaphore de l'Irlande, une expression nostalgique utilisée par les expatriés). Un autre problème était que nous n'avions pas de chanteur. En 96-97, nous avons trouvé une chanteuse avec une belle voix, mais il était difficile de travailler avec elle, nos progrès étaient lents. Il était également difficile, pour d'autres raisons, de travailler avec Luc Pilartz, qui est un très bon violoniste mais qui était membre de beaucoup de groupes dont Panta Rhei. Alors, après deux festivals en 97, nous avons décidé de changer la structure du groupe. Nous avons entendu parler d'une chanteuse écossaise qui chantait avec des musiciens flamands. Michael Horgan et moi avons été la voir chanter dans un bar, et nous avons été impressionnés par son attitude, sa personnalité : et en effet, ça a "collé" dès le premier moment, et c'est ainsi que Helen Flaherty est entrée dans notre groupe en octobre 97.
Q : Parlez-vous gaélique ? Quelle est la situation du gaélique en Irlande ?
R : Nous parlons tous le gaélique. Quand je rentre en Irlande, j'écoute la radio en gaélique. On peut l'oublier si on ne le parle pas souvent, mais en tous cas je le comprends bien. On assiste à une reprise du gaélique parmi les jeunes, c'est une langue bien répandue. On apprend le gaélique à l'école jusque 17 ou 18 ans (c'est obligatoire jusque 15 ans), et on passe des examens officiels en gaélique. A l'époque de mes études, il fallait avoir réussi des examens dans cette langue pour avoir un emploi de prof.
En fait, le phénomène irlandais est unique. On constate que le nombre de pubs irlandais à l'étranger augmente. En économie, l'Irlande est le "celtic tiger". En musique moderne, des groupes comme The Cons pratiquent le "celt pop", de la musique pop avec des rythmes et ornementations irlandais. Il existe aussi des sports gaéliques. C'est le système d'éducation qui fait la promotion de tout ça !
Cela s'explique historiquement. Après le départ des Anglais, les fondateurs de la république ont trouvé important d'assurer l'identité de l'Irlande par la langue, la musique, les sports, l'enseignement de l'histoire ... C'est ainsi que le plus grand stade à Dublin, de 80.000 places, est réservé par la constitution au football gaélique, il est interdit aux jeux étrangers. Le "soccer" (football européen), ne dispose que d'un stade de 10.000 places.
Pour en revenir aux langues, Shantalla parle aussi en français, en néerlandais, en allemand et en italien : c'est un atout pour le contact avec le public européen. Le problème de la langue est une des raisons pour lesquelles les groupes irlandais préfèrent aller aux Etats-Unis plutôt que sur le continent, mais c'est en train de changer.
Q : Etes-vous encore considérés en Irlande comme des Irlandais, ou êtes-vous devenus à moitié étrangers ? Les Irlandais d'Irlande ne pensent-ils pas que la scène irlandaise est essentiellement limitée à l'Irlande et aux Etats-Unis ?
R : Nous sommes toujours considérés comme des Irlandais. C'est vrai que les gens là-bas pensent que les bons groupes se trouvent surtout en Irlande et aux Etats-Unis, mais on espère changer ça ... Economiquement, le marché irlandais est par ailleurs assez limité : si on y vend deux ou trois mille cd, on a beaucoup de succès ! Les gros marchés sont les Etats-Unis, l'Allemagne, peut-être la Grande-Bretagne, l'Asie. Mais il y a un bon public en Belgique pour la musique irlandaise dans les bars et les théâtres; les gens découvrent cette musique grâce à des choses comme le spectacle Riverdance ou le film Titanic et, comme les centres culturels ont l'habitude d'engager des artistes d'un niveau professionnel, il faut arriver à avoir un niveau élevé. D'un autre côté, il existe en Europe de très bons musiciens locaux qui font de la musique irlandaise, mais nous avons décidé de rester un groupe uniquement celtique : nous avons une même vision du monde, une même façon de s'amuser, et c'est aussi un positionnement marketing.
Q : De quelles régions d'Irlande venez-vous ? Peux-tu résumer les différences de style ?
R : L'Irlande est divisée en quatre provinces, qui contiennent elles-mêmes des comtés. Les provinces sont : Leinster (dont fait partie Dublin), Connaught (où se trouve le comté de Galway), Ulster (9 comtés, dont 6 en Irlande du Nord), et Munster. Joe, qui faisait initialement du rock, vient de Dublin. Kieran vient de Tuam, dans le comté de Galway. Michael vient du county Down (en Irlande du Nord, au sud de Belfast) et je viens du comté de Monaghan (mes parents habitent à 200 mètres de la frontière avec l'Irlande du Nord), nous sommes donc tous les deux d'Ulster.
L'Ulster, c'est le style d'Altan et de Deanta : très rapide, très fort. Le même style se retrouve dans les comtés voisins de l'Ulster, comme Sligo (d'où vient Dervish). Four Men and a Dog, Clannad (de Donegal), la plupart des membres du Bothy Band, ... viennent d'Ulster.
Le style de Kieran est un mélange de Galway et de Clare. On remarque une préférence pour les choses plus lentes, cela fait penser à Kevin Burke.
Dublin, c'est un mélange de différents comtés, de différents styles.
Quant à Helen, elle vient d'East Kilbride, près de Glasgow. Elle a un grand-père irlandais. Elle a beaucoup voyagé : elle a fait ses études en Angleterre, puis elle a été en Australie, en Allemagne, et elle enseigne maintenant à Anvers.
Q : Comment avez-vous appris la musique ? Y a-t-il des écoles de musique en Irlande ?
R : Il n'y a pas vraiment d'écoles de musique irlandaise. J'ai commencé à apprendre le piano à 8 ans (je m'en sers encore actuellement pour tester les enchaînements de morceaux) puis, comme l'école a été fermée, j'ai appris l'accordéon à clavier piano à 10 ans. Je le détestais : j'aurais voulu faire de la guitare. Mais mon prof était dans un groupe qui a sorti deux disques, qu'on entendait à la radio et à la tv : cela m'a motivé - le violoniste du groupe en question a d'ailleurs enseigné au violoniste d'Altan, c'était un bon groupe.
Plus tard, j'ai voulu étudier la musique irlandaise à l'université de Dublin. Ce n'était pas possible car on n'y jouait que de la musique classique (le prof d'univ a dit que la musique irlandaise était de la musique de paysans !). Actuellement enfin, les universités de Cork et de Dublin s'ouvrent à la musique irlandaise. D'autre part, des profs de musique irlandaise passent régulièrement dans les écoles. Et j'ai donné des cours pour environ trois cents personnes pour une Educational Authority.
Michael a commencé la musique à 10 ans, et a très vite joué des pipes. Il est peu connu mais c'est un musicien magnifique, très modeste. Kieran a commencé par la musique classique, pour passer à la musique irlandaise vers 16-18 ans. Et Helen n'a commencé à chanter qu'il y a quatre ans, mais elle connaît bien une centaine de chansons dans différents styles. Elle a appris le bodhran par Brendan White, le meilleur fabricant de bodhrans.
Q : On associe souvent l'image de la musique irlandaise à la harpe. On pense bien sûr à O'Carolan. Est-ce justifié ?
R : Non, c'est une image fausse. On trouve la harpe de plus en plus souvent, mais les pipes et les violons sont beaucoup plus fréquents, depuis longtemps. C'est vrai que la harpe est un instrument très ancien, mais il y avait aussi des luths au moyen âge ... O'Carolan était le seul compositeur de la période baroque en Irlande, c'est pourquoi peut-être les académies ont créé cette impression ...
Button-box et pelles (pas belles) mécaniques
Q : On dit que tu es un des premiers à avoir adopté le style "button-box" traditionnel sur un accordéon à clavier piano. Ca veut dire quoi exactement ?
R : Ce n'est pas facile à expliquer. Le style button-box, c'est le style des petits accordéons diatoniques, le tiré-poussé, le fait qu'on a beaucoup de notes à disposition sans devoir beaucoup bouger la main, donc aussi la facilité de jouer des ornementations (des "rolls").
Tandis que la réputation de l'accordéon piano en Irlande, c'est d'être un JCB. C'est une marque de pelles mécaniques, ces engins qui creusent le sol. Chaque fois qu'un accordéon piano arrive dans une session, on dit "voilà les JCB" et c'est la fin de la session. Il y a une véritable guerre entre les pipers et les accordéons piano, c'est donc rare de les trouver ensemble comme dans Shantalla. De plus ce sont deux instruments à anches, leur combinaison produit une sonorité très riche.
Q : Dans quels genres de salles avez-vous joué depuis octobre 97 ?
R : Nous avons décidé dès le début qu'il était très important de jouer dans les clubs, car c'est là que se trouve le public de base, c'est de là qu'on aura des critiques. Nous avons utilisé Internet pour avoir une liste des centres culturels, nous leur avons envoyé une lettre, nous avons enregistré une cassette démo, et notre premier concert a eu lieu en octobre 97 dans The Bank à Bruxelles. D'autres clubs ont suivi : Belsele, la Samaritaine, la Carte Postale, `tOogenblik, etc. Un organisateur nous a demandé de venir au festival de musique irlandaise de Bergen-op-Zoom : c'était notre première épreuve car il y avait beaucoup d'autres musiciens très connus, mais le succès a été magnifique, le public a eu une réaction très forte et nous avons été engagés tout de suite pour l'année suivante. Un agent qui était présent nous a proposé d'organiser des concerts dans de grands théâtres aux Pays-Bas. Entretemps nous avons discuté pendant quatre mois (une perte de temps) avec une firme de disques, pour finalement conclure un accord avec Wildboar (qui produit notamment Fluxus et Ambrozijn), qui était intéressé depuis le début. A ce moment, nous avions donc la possibilité de faire quelque chose de grand. Nous avons réservé un studio pour octobre. A tous les concerts que nous avons faits entretemps, nous pensions au cd, ce qui fait que nous avons eu une quinzaine de morceaux fins prêts pour l'enregistrement.
Un autre grand événement en 98 a été le festival de Gutenbriinn en Autriche, où nous étions le headline band. Problème : la guitare et l'accordéon n'ont pas été chargés dans l'avion ! Heureusement j'ai pu louer un accordéon à Vienne le samedi. Le concert a été superbe, cela nous a donné une très bonne confiance en nous-mêmes. Puis il y a eu Zwolle aux Pays-Bas, et le lendemain l'Ancienne Belgique, peut-être notre meilleur concert de l'année. Bref, 98 a été une très bonne année, avec beaucoup de progrès et beaucoup de réussites.
Q : Avant de passer aux projets, parlons un peu d'autre chose. Quels genres de danses y a-t-il en friande, et sont-elles souvent dansées ?
R : On peut classer les danses en trois catégories. Il y a tout d'abord les danses qu'on danse seul ou à deux ou trois personnes qui arrangent quelque chose entre elles : ce sont surtout des solistes, qui mettent aux pieds des clogs ou des chaussons de danse. Il y a ensuite les for ceile (celle = bal) : ce sont des danses à figures, quadrilles mais surtout longways, accessibles à tous. Et puis il y a les set dances : des groupes de quatre à huit personnes qui prennent plaisir à faire sonner les pas sur le sol, souvent avec des chaussures très dures.
Il n'y a pas de grandes différences entre ces danses. Il y a des ceile partout. Tout le monde ne danse pas : il y a des enthousiastes comme partout, mais il faut savoir que tous les jeunes apprennent les danses dès l'âge de six ans.
Q : Que conseilles-tu à ceux qui veulent partir en vacances en Irlande et découvrir la musique ?
R : Il faut aller à Galway, sur la côte ouest : on y trouve facilement de la musique sept jours sur sept, c'est donc un bon endroit pour commencer - note que c'est seulement depuis cinq ans que c'est comme ça. Après, on peut aller en county Clare ou continuer vers le nord, en Donegal, mais il y est plus difficile de trouver de la musique live si on n'est pas du coin. On peut évidemment aussi aller à Dublin (il est alors utile d'acheter la revue "In Dublin"), mais ce serait peut-être dommage d'aller en Irlande pour rester à Dublin.
La vie est à peu près aussi chère qu'en Belgique - avant, c'était moins cher. Comme moyens de communication, il y a le train (mais le réseau n'est pas dense), des bus publics et privés (c'est bien et pas cher : je paie environ 250-300 FB pour faire 140 km à partir de Dublin). L'idéal est de louer une voiture, mais c'est assez cher et il y a peu de grandes routes (pour faire les mêmes 140 km, il faut 2h30).
Q : En cuisine, qu'y a-t-il comme plats typiquement irlandais ?
R : La Guinness ! (éclat de rire, puis moment de réflexion). L'Irish stew est très connu, mais c'est de la viande avec de la sauce et des pommes de terre. Il y a le bacon and cabbage : du bacon, du chou, et de la purée de pommes de terre mélangée à des tiges d'oignons hachées. Et dans les hôtels pour les mariages, on mange de la dinde, du jambon, des pommes de terre et des légumes. Si tu aimes cela, c'est très bien, car la qualité des plats européens n'est pas garantie. C'est difficile de trouver un plat typiquement irlandais. En Irlande, on ne reste pas des heures au restaurant : on veut manger vite pour aller au pub. Les pubs, ce n'est pas comme les cafés ici : l'ambiance est tout à fait différente !
Q : Et finalement, comment se présente 99 ?
R :Notre agenda est déjà presque complet avec une série de concerts en Belgique, une tournée aux Pays-Bas en novembre, peut-être une tournée avec Altan en Belgique, on commence déjà à réserver pour l'année prochaine. Notre priorité absolue, c'est la promotion du cd. Nous sommes très contents de la firme Wildboar, qui est au premier rang du renouveau folk flamand. Je crois qu'en général les Wallons préfèrent danser, et les Flamands préfèrent les concerts, ce qui explique que 90% des coups de fil proviennent d'organisateurs flamands. Le cd n'est actuellement pas distribué hors du Benelux, mais des négociations sont en cours. Nous espérons aller en Irlande cette année pour y sortir officiellement le cd et faire des interviews à la radio et à la tv (qui passent déjà notre cd). Et puis, nous formons une bonne équipe, on s'amuse beaucoup, on rencontre des musiciens, bref il y a aussi un aspect social très important.
Interview par M. Bauduin
Les musiciens
Gerry Murray : accordéon piano, bouzouki, whistles, mandoline. Originaire du county Monaghan. A été All Ireland Slogadh Champion en accordéon. Diplômé en Irish Music Teaching. Habite en Belgique depuis 93 et joue occasionnellement avec Orion.
Kieran Fahy : violon, alto. Originaire de Galway. A été All Ireland slow air fiddle champion, et le premier vainqueur de la compétition O'Carolan à Keadue. Habite en Belgique depuis 83. A enregistré deux albums solo "Midnight on the Water" et "The Woman from Tuam" sur ARC.
Helen Flaherty : chant, bodhran. Originaire de East Kilbride en Ecosse. Habite Anvers depuis 92.
Joe Hennon : guitare. Originaire de Dublin. Initialement tourné vers le rock, est passé à la guitare acoustique en rejoignant Shantalla. Est le coach du groupe de jeunes Irlandais Clann Lir, dans lequel joue notamment sa fille.
Michael Horgan : uilleann pipes, low whistle, tin whistles, flûte traversière en bois. Originaire du county Down en Irlande du Nord. Habite à Bruxelles depuis 91. A joué trois fois au festival de Lorient.
Contact : tél/fax 02/653 69 87, e-mail Shantalla@shantalla.com, Internet http://www.shantalla.com.