CF 97 (juillet-août 1991)

Den Drueghen Heirinck

Tout a commencé lors d'une répétition du groupe Aspérule Odorante, à Uccle. Michel Heijblom nous parlait d'un voisin depuis longtemps décédé, un personnage hautement folklorique qui était le moteur du hareng saur (drueghen heirinck, en bruxellois).

Tiens, un groupe bruxellois, qui a produit un disque et que je ne connaissais pas ... ce qui n'est guère étonnant puisqu'il a cessé ses activités il y a 15 ans déjà. Et Bère Geubels (Bère pour Robert), le moteur en question, a disparu en 78 à l'âge de 69 ans.

Nous voici donc partis, avec Michel, à la pêche au hareng (saur) chez Leo Camerlynck, un des membres de l'ex-groupe, qui habite encore Uccle et qui nous a reçus d'une manière très sympathique.

Q: (en fait, ce n'est pas la peine de poser l'habituelle première question : Leo Camerlynck nous a mâché le travail ... )

R: Cela a commencé en été 68. Nous étions quelques copains à jouer un peu de musique d'ambiance, d'abord dans des jardins, ensuite dans des cafés et au cercle paroissial. C'était du country and western, du bluegrass, des airs populaires, de ce que j'appellerais maintenant du 'pseudo-romantique'.

En février 69, nous étions huit, tous d'Uccle: quatre d'un club de jeunes et quatre autres qui jouaient un peu partout, comme Henri Delatte. Lors d'une soirée à Uccle Stalle à l'occasion de la fête scolaire de l'école St Paul, on nous a surnommés les "Nervous Stalle Country Singers".

Nous avons ainsi animé quelques soirées et après-midi musicaux à Uccle, Drogenbos, Overijse, Ixelles, avec comme instruments guitares électriques, percussions et banjo.

Q: et en 71 naît le Drueghen Heirinck..

R: Un groupe réduit à six personnes (fondé par Roger Van Poucke et Leo Camerlynck) qui ont la volonté de se spécialiser dans la musique folk, populaire et de renaissance avec un côté plus artistique, moins ambiance, moins dilettante. Cela a duré jusqu'en 76.

Nous nous produisions à des soirées (par exemple dans des clubs tels le Mallemolen, le Zoete Peper, le Grimlach), des marchés, des fêtes populaires, en Belgique et à l'étranger (France et Pays-Bas). Plus le groupe évolue, plus la musique et les chants deviennent professionnels. Nous avons été reçus à la BRT, à France Musique, dans les radios libres. Le disque date de 76, et il y a aussi une cassette qui n'a jamais été éditée.

Q: Parmi vos instruments, on ne trouve ni cornemuse, ni vielle, ni accordéon ...

R: Mais bien violon, guitares, banjo, mandoline et tambourin. La cornemuse, par exemple, nous n'en avons pas trouvé trace dans le Brabant au-delà du 18ème siècle, donc nous ne l'employions pas. Nous avons joué de temps en temps du dulcimer, par contre, car il était joué au 19ème et même au début du 20ème.

Q: Comment a évolué le répertoire, et d'où le tiriez-vous ?

R: En 71, c'était à peu près moitié folk hollandais et flamand, et moitié folk celtique (breton, irlandais, écossais). C'est devenu de plus en plus du folk bruxellois, flamand (y compris de Flandre française) et wallon ainsi que de la renaissance du 16ème (la "renaissance flamande"), en plus de compositions propres.

Les airs folks étaient des airs chantés de la tradition, notamment venant de vieilles personnes qui ne les avaient plus chantés depuis 40 ou 50 ans, et que nous avons enregistrés. Parfois des strophes manquaient, et nous en avons ajouté, mais en signalant qu'il s'agissait d'une adaptation. Il y avait des "snijderbank", des chants racontant l'actualité villageoise tout en montrant divers objets sur une toile.

Il y avait aussi des chants à danser, en différentes versions. Les gens dansaient spontanément, sans devoir leur expliquer, des danses comme la Berendans (la danse de l'ours), sans qu'il y ait de frontière linguistique : les gens de Beaumont dansaient sur des chants flamands.

En fait c'était l'époque de groupes comme 't Kliekske et les Pelleteus, l'époque d'un regain d'intérêt pour la culture régionale. C'est grâce à nos prestations que nous avons eu ces contacts : les gens venaient nous trouver dans les marchés, par exemple.

Les marchés étaient un lieu où les personnes "folkloriques" se rassemblaient, se sentaient chez eux. En France, c'est au marché qu'on entendait parler flamand ou breton. Mais depuis 15 ans, ce n'est plus le cas.

Q: Qui était Bère Geubels ?

R: C'était tout d'abord le plus âgé de la bande : une soixantaine d'années alors que la plupart avaient 20-25 ans. Il a mené une vie un peu spéciale : à 15 ans, il jouait déjà et fréquentait les maisons closes.

Il a beaucoup voyagé, déjà entre les deux guerres. Il est allé en Algérie dans les années 30. Il faut savoir qu'il savait difficilement se taire, surtout quand il avait bu un verre. Il avait un vocabulaire ... incroyable. Il a réussi à se faire emprisonner là-bas.

Un jour, pendant la deuxième guerre, il est allé au football sans sa carte d'identité, à l'Union St Gilloise. A la sortie, les Allemands contrôlaient les identités. Il dit qu'il s'appelle Geubels, et les Allemands croient qu'il se moquent d'eux : "pourquoi pas Hitler ?".

Il travaillait à l'usine Sunlight à Forest. Son chef était français, un ancien colonial. Geubels prend congé 15 jours, part (une seconde fois) en Algérie, et revient deux mois plus tard sans avoir averti son chef. Celui-ci est évidemment furieux, mais se fait amadouer par Geubels.C'était un bon vivant.

Il s'est marié deux fois (il a eu un fils, aujourd'hui décédé, de son premier mariage). La deuxième fois, c'était avec une Grecque qu'il avait connue lors d'un voyage. La vie n'était pas facile, elle a quitté la maison.

Il vivait surtout la nuit. Vers 61 ans, donc pensionné, si on lui téléphonait vers 10 heures du matin, on avait droit à un grommellement : il avait la gueule de bois. Il sortait régulièrement jusque 4 - 5 heures du matin, et à 7 heures du soir il était prêt à repartir.

Il a symbolisé le Drueghen Heirinck. C'était le plus important du groupe. C'était un vrai Bruxellois : il connaissait beaucoup d'anecdotes, et mettait beaucoup d'ambiance. Il était habillé comme un semi-clochard. Il avait pourtant du succès auprès du sexe faible, qu'il appréciait particulièrement.

C'était un excellent musicien. Il a joué dans des cinémas sur des films muets. Il a participé à une présélection du concours de violon Reine Elisabeth. S'il a échoué, c'est parce qu'il était tellement nerveux que ses lunettes étaient remplies de buée, il ne pouvait plus lire sa partition, il a donc dû jouer par coeur.

Parmi ses compositions, il y a la chanson du sifflet, qui a remporté un prix du public à la BRT2. La Heirinck polka et la Stallendans, sur le disque, sont aussi de lui. Et en 74-75, il a joué avec d'autres groupes comme Rue du Village.

Q: Vous-même, aujourd'hui, vous jouez encore?

R: je joue de temps à temps, entre autres pour une bourse du livre, ici. J'ai plutôt envie de faire de la musique qui évoque des paysages, un peu comme une musique de film. J'écris des textes pour le groupe français Reuzekoor, qui a joué avec nous, sur des thèmes actuels : la pollution, les paysages qui changent ...

Le problème, c'est le manque de temps. En fait, je suis le seul du groupe à avoir gardé des contacts avec le monde musical.

Q: Vous ne comptez pas publier le résultat de vos investigations ?

R: Si, en fait je suis en train d'écrire un livre sur Bère Geubels, dans lequel je parlerais aussi de nos recherches sur les chants et les danses.

Sans être prétentieux, on peut dire que nous avons fait un peu de recherche sur les danses, car nous ne voulions pas être trop naïfs : certaines danses semblaient avoir été inventées au moment de la mode du folk, des farandoles, des zonneraden ... des personnes de 70 ou 80 ans ne connaissaient pas ces danses !

Composition du groupe

Roger Van Poucke (chant, guitare)

Chantal Verdonck (chant)

Luk Maegerman (chant basse)

Leo Camerlynck (chant, guitare)

Bruno Verdonck (mandoline, banjo guitare, chant)

Bère Geubels (violon)