Photo : Eric Legret

 

 

Le bal donné au festival de Marsinne par le trio breton Baliskis (Katell Kloareg et Anne-Cécile Poyard au chant et Grégoire Pluet à l’accordéon diatonique) était remarquable. Nous avons bien sûr déjà eu l’occasion d’assister à des fest-noz en Belgique, y compris par des groupes bretons. Mais des fest-noz d’une telle intensité avec seulement deux chanteuses et un accordéoniste, jamais. Grégoire Pluet répond à nos questions.

Marc Bauduin

Donc, quelle est votre recette ? Que faut-il chez les chanteuses, chez les musiciens et chez les danseurs pour que ça marche ?

On s’implique beaucoup sur scène, pour que ça fonctionne, mais il ne faut pas oublier que le parquet et les danseurs y sont pour beaucoup 🙂

La formule qu’on propose nous offre beaucoup d’aisance et de liberté. D’une part parce qu’elle permet aux chanteuses d’être précisément là où elles sont à l’aise, en kan ha diskan*, sur ce qui fonde leur pratique artistique. Pour moi à l’accordéon, c’est beaucoup de liberté parce que la responsabilité de la mélodie est largement assumée par les chanteuses, me laissant le champ libre sur l’accompagnement, l’harmonie, des jeux rythmiques, etc. Une fois que les ingrédients sont là, c’est pas mal de temps passé ensemble à répéter et à jouer, qui permettent de fixer un cadre commun, suffisamment strict pour que chacun sache précisément où on se dirige, et suffisamment souple pour permettre une forme de spontanéité, de connivence et de plaisir à jouer.

Pouvez-vous décrire une bonne chanteuse ? Doit-elle avoir du coffre comme une chanteuse d’opéra ?

Pas nécessairement, surtout que dans le cadre du fest-noz ou du bal, les voix sont presque systématiquement amplifiées. Cela va peut-être plutôt se jouer sur un timbre, et sur la manière de rythmer la danse, d’amener de l’énergie sans pour autant chanter fort. C’est aussi une connaissance d’un terroir, une capacité à interagir avec les autres musiciens sur scène et avec les danseurs. Après, chacun·e développe sa pratique selon ce qui lui semble être le plus important, ce qui lui apporte le plus de satisfaction, ce qui rencontre son intérêt.

Dans la bio d’Anne-Cécile, on peut lire « elle expérimente le kan ha diskan à la Madec ». De quoi s’agit-il exactement ?

M. et Mme Madec ont chanté en kan ha diskan toute leur vie. Lorsque un homme chante avec un femme en kan ha diskan, habituellement, ils chantent à la même octave : l’homme chante alors dans le haut de sa tessiture et la femme plutôt dans le bas. Parfois, il arrive qu’ils chantent à l’octave. Mais M. et Mme Madec, eux, chantaient la très grande majorité du temps à la quarte. Difficile d’en connaître la raison (esthétique, pratique…) cela élargit en tout cas la tessiture commune entre eux. De plus, M. et Mme Madec avaient l’habitude de tuiler longtemps, cela implique que  l’auditeur entend des quartes parallèles qui, pour nos oreilles modernes, peuvent sembler assez rudes 🙂

Anne-Cécile s’est amusée à reprendre cette manière de faire avec Eric Menneteau notamment.

Est-il important de vivre dans une famille de chanteuse ou bien le kan ha diskan  peut-il s’apprendre au conservatoire ?

Anne-Cécile et Katell présentent ces deux profils. Katell vient d’une famille de chanteuses, elle chante notamment avec sa mère et sa sœur depuis qu’elle est petite. Anne-Cécile a commencé à chanter en kan ha diskan étant adulte. Ceci dit, l’apprentissage en conservatoire n’a été pour elle qu’une petite partie de son cursus d’apprentissage, la rencontre avec des chanteurs, la pratique sur scène et les stages ont été majeurs dans sa progression et dans la définition de son identité en tant que chanteuse.

Y a-t-il plus de chanteuses de kan ha diskan que de chanteurs ? Si oui, comment l’explique-t-on ?

Pas forcément, il y a également de nombreux chanteurs de kan ha diskan. En revanche, on constate que les femmes sur les scènes de fest-noz sont souvent des chanteuses, elles sont plus rarement des instrumentistes. Avec Baliskis on ne fait pas exception, mais on a souhaité mettre en valeur la pratique instrumentale des femmes autant que celle des hommes sur notre disque en invitant Solen Lasbleiz à la flûte sur notre dernière piste, alors que Gwenn Danigo avait ouvert l’album sur la suite plinn à la clarinette.

Quant à l’explication, les raisons sont sans doutes multiples et on se réjouit des initiatives actuelles visant à visibiliser les femmes dans le milieu du bal et du fest-noz, comme le porte par exemple Modal Media au travers de l’annuaire des Musiciennes-x de musique trad.

Y a-t-il beaucoup d’autres groupes pratiquant ce même kan ha diskan ? Peut-être le groupe Eben ?

Il y a Eben bien sûr, on peut aussi citer Loened Fall avec Marthe Vassallo et Ronan Guéblez, ou des groupes qui intègrent le kan ha diskan de manière plus ponctuelle comme Modkozmik. Il y a également de nombreux groupes qui intègrent un·e seul·e chanteur·se, qui s’inspire du kan ha diskan pour structurer son discours (Barzaz, Gwerz, etc.).

Concernant les mélodies : on a l’impression que beaucoup d’airs se ressemblent. Est-ce vrai ou est-ce dû au rythme effréné ?

Tous les airs qu’on propose en fest-noz sont des airs traditionnels, nous ne jouons pas de compositions. Tous ces airs viennent de Bretagne. Nécessairement, ils ont des caractéristiques communes qui font que, vu de loin, ils peuvent se ressembler, par exemple le fait d’avoir un ambitus restreint, peu de chromatismes, des structures similaires en deux phrases répétées.

En plus de cela, il ne s’agit pas d’airs pris au hasard dans le répertoire traditionnel de Bretagne, ce sont des airs qui se prêtent au kan ha diskan, et comme c’est une sélection que nous avons faite, il est probable qu’elle reflète nos goûts musicaux, avec une certaine homogénéité.

Comment peux-tu, Grégoire, décrire ta technique à l’accordéon (longues basses…) ?

J’utilise pas mal de bourdons, selon les possibilités que m’offre mon accordéon diatonique en sol/do. Mon parti pris n’a pas été d’adapter mon instrument au répertoire que je souhaitais jouer ni aux tonalités dans lesquelles on a l’habitude de jouer, qui conviennent bien pour les voix. J’ai plutôt tendance à penser qu’utiliser les contraintes de l’instrument, qui sont différentes selon les choix de tonalités qu’on effectue, est une manière d’amener naturellement une forme de créativité dans mon jeu à l’accordéon.

Est-ce une technique qui t’est bien personnelle, ou l’as-tu mise au point au contact d’autres musiciens ?

C’est à la fois le résultat du travail que j’ai pu mener en cours, avec Didier Baudequin puis Bruno Le Tron, ainsi qu’en stage avec Marc Perrone et d’autres, mais aussi avec des professeurs non accordéonistes à Brest, Philippe Boisard par exemple.

Mais au final c’est surtout le temps passé à jouer, à bœuffer, à repiquer des CD, à enseigner, qui finit par mener mon jeu dans une direction sans que ça ne soit nécessairement un processus très maîtrisé.

A quelle fréquence jouez-vous en Bretagne et ailleurs  (pour des bals, stages, etc.) ?

Photo : Jean-Claude Salin

Ça dépend des périodes, parfois c’est toutes les semaines, voire plusieurs fois par semaine en été, parfois en hiver c’est plutôt tous les mois. On joue principalement en fest-noz, mais on anime également des bals pour enfants, et des stages de chant et d’accordéon, voire de danse avec Romain et Franck du cercle Brug ar Menez de Spézet.

Jouez-vous aussi en concert ? Si oui, le répertoire et les arrangements sont-ils différents ?

On joue plus rarement en concert, mais quand c’est le cas on adapte le répertoire en proposant plus de mélodies qu’on ne ferait en fest-noz. Ça a par exemple souvent été le cas lors de la pandémie, où il y avait moins d’occasions de jouer pour la danse.

Quels sont vos projets ?

Pour l’instant on a très envie de présenter, en Bretagne et ailleurs, le répertoire enregistré sur Eus an eil d’eben, de mettre en valeur les autrices et notre démarche vis-à-vis de leurs textes. On a ce souhait aussi bien au niveau local, où on présente notre album aux radios et journaux locaux, en jouant en fest-noz, qu’en festival en France et au-delà.

Site web : baliskis.com

FB : facebook.com/baliskis

Cd : Eus an eil d’eben (2024)

Pourquoi ce nom « Baliskis » ?

« iskis », en breton signifie bizarre, curieux.

C’est un terme qu’avait utilisé Anne-Cécile dans un travail de recherche sur les bals gavotte, dont les 2e parties ont habituellement 16 temps, mais dont il existe des exemples d’airs irréguliers. Elle a dénommé ces bals irréguliers bals bizarres, d’où Bal iskis 🙂

Et il se trouve que la deuxième partie du bal gavotte qu’on joue le plus souvent, celui qu’on a enregistré, comporte 20 temps, c’est un bal bizarre.

Voilà pour la petite histoire 🙂

Grégoire

*Kan ha diskan : lorsque deux chanteurs ou chanteuses sont présents sur scène, cette technique consiste pour le chanteur 2 à commencer à chanter à l’unisson avec le chanteur 1 sur la fin de la phrase de ce dernier. De même, peu avant la fin du texte chanté par le chanteur 2, le chanteur 1 chante à l’unisson. Cette technique évite les silences. Elle est parfois traduite en français par le mot « tuilage », par analogie avec les tuiles d’un toit qui se chevauchent.