Jean-Pierre Wilmotte, accordéoniste namurois, ne rentrera jamais dans le rang. Déjà qu’il s’intéresse à un  genre, la musique traditionnelle populaire, qui fait lever un sourcil d’étonnement à 99,9% de nos concitoyens (et encore, on est gentil), mais en plus il s’est mis en tête d’en explorer les coins ardennais et liégeois les plus reculés. Hyperactif, il écrit, il joue, il compose, il sort un cd d’accordéon à un rang, il ne manque jamais de projets ! Il nous livre ici l’histoire de ce cd, que nous avons mise en forme de conversation. 

(Présentation du nouveau CD « Les musiciens de Berwette, Avec ou sans bretelles, et Gédéon :  Sur un rang »  en bas de page)

           Marc Bauduin

 

Les Muchards

JPW: Je ne me rappelle plus bien quand j’ai commencé à composer. Ça doit remonter aux débuts de Berwette, à la fin des années 70. Un morceau au dulcimer, joué en picking, un air de tin whistle. Plus tard, je me suis mis à la cornemuse et à ce moment, j’ai commencé à créer des morceaux, surtout des airs à danser.

 

Lorsque Michel Massinon et moi avons créé les Muchards et sorti le CD « Violette et Cerise », j’avais proposé plusieurs pièces : une scottish, une bourrée à deux temps, une polka.

Au début des années 2000, je me suis remis sérieusement à l’accordéon diatonique – j’avais toujours un Castagnari sol/do, mais je me suis pris d’amitié pour le diatonique à une seule rangée, que nous appelons ici « mélodéon ». Et c’est là que ça a commencé à une « plus grande échelle ».

MB: «Melodeon» en anglais désigne l’accordéon diatonique»; notre mélodéon se dit «one-row melodeon» ou «one-row diatonic accordion». Sais-tu si les Cajuns et les Québécois emploient un nom particulier ?

JPW: Les Anglais disent aussi parfois « single-row melodeon ». Quand les Québécois parlent d’accordéon diatonique, ils font souvent référence au « un rang ». Chez les Cajuns, autre problème. J’ai un jour rencontré Marc Savoy qui me parlait de « French accordion ». En Irlande (et on oublie souvent qu’il y a une forte tradition de mélodéon un rang, surtout dans l’Ouest), ils parlent de « melodeon », le deux rangs est donc appelé « button accordion ». Et dans certains coins d’Irlande il y a une expression populaire « cat melodeon » qui s’utilise pour décrire un état de fatras, désordre, b….l . Voilà ce que j’en sais et qui peut ne pas être complet. Il faudrait aussi investiguer dans les pays nordiques où le « un rang » est aussi pas mal joué.

Depuis plusieurs années, l’idée a fait son chemin de rassembler quelques amis et de sortir un CD dédié à mes compositions sur le mélodéon. Petit à petit j’en ai acquis deux autres, afin de varier les tonalités si bien qu’aujourd’hui, je joue sur trois instruments en do, ré et la, tous de l’atelier d’Éric Martin, en Bretagne. Il y a quelques mois, j’ai aussi acheté un organetto en sol des ateliers de Antonio di Leonardo dans les Abruzzes.

 

Au fil du temps, j’ai préparé un recueil d’une bonne cinquantaine de compositions qui devrait sortir sous peu, un genre de best of, quoi. C’est de ce recueil que proviennent les pièces retenues pour le CD, CD que j’ai appelé « Sur un rang ».

MB: Je demande souvent aux musiciens, lors d’une interview, s’ils ne pensent pas qu’on s’approche de la limite du nombre de nouveaux airs qu’on peut créer sur leur instrument. Qu’en penses-tu ?

JPW: C’est une vraie question et je crois que je me la pose depuis que je suis petit, avant même de jouer de la musique. Et pourtant … de nouvelles mélodies arrivent sans arrêt. Je ne sais pas comment c’est possible et c’est le cas du jazz, du classique, de la variété et du folk. Pour la petite histoire, j’ai entendu un jour Jean-Luc Fonck qui disait avoir des problèmes avec la SABAM parce qu’il plagiait des pièces qu’il y avait déposées lui-même. Boutade, mais il m’est arrivé de composer des mélodies pour la seconde fois. En fait, les combinaisons de notes (avec les altérations) doivent être infinies. Il faudrait créer une formule mathématique pour calculer ça et voir si une limite existe vraiment. Je pense que, pour nous, il reste de la marge.

Pour ce qui est de mon approche de l’accordéon, j’ai l’impression de marcher à contre sens par rapport à la plupart des accordéonistes folk. Dans les années 70 et 80, tous jouaient sur des instruments de marque Hohner, instruments fiables et bon marché. Le mien était un la/ré acheté rue du Midi à Bruxelles pour 5.000 francs.

MB: Pourquoi la/ré ?

JPW: Parce que je n’y connaissais rien et c’était le seul modèle disponible en magasin. Sans doute pour ça qu’il ne coûtait que 5.000 francs.

Petit à petit sont arrivés des instruments provenant surtout d’Italie, puis des facteurs ont émergé ici et là. Petit à petit également, les musiciens ont opté pour des modèles à trois rangées de boutons ce qui leur permettait de grandes possibilités mélodiques et harmoniques : en somme, un instrument chromatique, mais bisonore. Et moi, je me suis intéressé au mélodéon

MB: Un simple commentaire : je partage ton avis. J’ai un sol/do de configuration basique, que je préfère, et un hybride Sol/Sol#/La bisonore (à droite) et 3×12 boutons unisonores à gauche. Je ne rêve pas d’un compromis qui serait un nouveau standard. J’ai l’impression qu’on est en train de refaire l’évolution de l’accordéon vers le chromatique.

JPW: C’est vrai ; je me suis souvent dit que le fait d’ajouter des altérations aux bisonores constituait une avancée vers le chromatisme. Alors, je me dis, pourquoi ne pas investir dans un vrai chroma, clavier boutons ou piano, le passage d’une tonalité à l’autre n’en serait que simplifiée. Il y a que les bisonores gardent leur sonorité et leur dynamisme, difficiles à atteindre sur un chroma.

Bref, je trouve le mélodéon avantageux pour diverses raisons  : légèreté, puissance, maniabilité et surtout sa sonorité que l’on pourrait qualifier de rugueuse.

MB: Rugueuse ?? Que veux-tu dire ? Et est-ce que c’est valable pour tous les fabricants que tu connais ? Est-ce une question d’accordage ?

JPW: « Rugueux » est ma description du son d’un mélodéon, si caractéristique, donnée par ses quatre voix, sonorités que l’on retrouve dans la musique cajun, québécoise ou irlandaise. Je ne connais que les accordéons d’Eric Martin, pas les autres.

Je me suis aussi rendu compte qu’une grande part du répertoire wallon était jouable sur une seule rangée. Il en est de même pour le répertoire du Centre France, le répertoire anglais et irlandais et, bien sûr le Cajun et le Québécois. Je me sens bien plus à l’aise avec les répertoires d’Elisabeth Melchior ou Henri Schmitz que ceux de maints compositeurs d’aujourd’hui : en un mot, je me sens plus archéo-trad (néologisme) que néo-folk.

Berwette

 

 

Mais revenons-en au projet de CD. Lorsque je me suis senti prêt, j’ai parlé de mon projet à Jean-Pierre Lombet, guitariste et créateur avec moi de Berwette en 1977. Il m’a tout de suite emboîté le pas ; nous en avons discuté longuement puis avons contacté Manuel Mohino, ancien bassiste du groupe devenu ingénieur du son. Manu s’est spécialisé principalement dans la musique classique (au sens large) et enregistre dans des milieux naturels : églises, chapelles, abbayes. Je vous invite à voir un aperçu de ses réalisations sur son site : www.arsaltis.com.

Manu s’est montré d’emblée intéressé par notre projet (il avait précédemment enregistré « Violette et Cerise » des Muchards). Son choix s’est porté sur l’église Saint-Rémi de Franc-Waret, un petit bijou d’architecture dont certaines parties remontent au XVIe siècle.

musiciens et danseurs
Avec ou sans bretelles

Pour cet opus, je voulais intégrer certains des musiciens avec qui j’ai l’habitude de jouer : Jean-Pierre Lombet (guitare), Michel Massinon (clarinette) qui rejoignit Berwette dans les années 80. Marc Maréchal (épinette) avec qui je forme le duo « Avec ou sans bretelles » et Julien Maréchal (violon) avec qui je forme le duo « Gédéon ». L’idée était que le mélodéon et la guitare intervenaient presque partout et que les trois autres musiciens jouaient dans certaines pièces bien définies.

L’enregistrement eu lieu les 24 et 25 juin par deux journées vraiment estivales. Tout s’est magnifiquement passé si ce n’est la fatigue ressentie au bout des deux journées. En moins de deux semaines, Manu nous proposait une première version déjà bien corrigée de nos prestations. Nous avons ensuite tout écouté et réécouté et lui avons proposé quelques nouvelles corrections ainsi qu’une demande visant à réduire la réverbération inhérente à un tel environnement.

Mais tout n’était pas fini. Il fallait décider de ce que nous voulions faire de ces enregistrements. Pour mes collègues et moi, le CD était incontournable …

MB: N’avais-tu pas envie de le sortir aussi en vinyle ? Pourquoi ?

Je suis toujours adepte du CD car c’est un objet tangible. Un vinyle ? Je pense que c’est l’affaire d’une mode. Les ventes de CD diminuant, il fallait compenser, donc retour aux bon vieux 33 tours avec, je pense une meilleure qualité que dans les années 60 – 80. Mais puisque c’est une mode, j’aimerais prédire que le CD fera un retour un jour. Je peux me tromper et serai-je encore là pour en témoigner ? Surtout, ne jetez pas votre collection !

Sur CD donc, malgré le fait qu’à l’heure actuelle, ils ne font plus vraiment recette : placer les 19 morceaux sur une plate-forme ne nous enchantait guère. Cela voulait dire faire écouter nos enregistrements via des médias médiocres, souvent en MP3, et sur des installations constituant, au niveau de la qualité sonore, un retour en arrière. Au risque de paraître ringard, le CD reste le meilleur vecteur pour une écoute de qualité. Et qu’on ne nous fasse pas croire que le CD est mort : je n’en veux pour exemple que le nombre de CD folk chroniqués tous les mois dans les pages du Canard Folk.

MB: Attention : il est vrai que la majorité des cd que nous chroniquons sont des cd physiques mais il y a de + en + de sorties sur deux formats simultanés physique/numérique et aussi (mais moins nombreux) uniquement numériques.

JPW: Le CD reste le meilleur vecteur pour la musique de qualité : classique, jazz chanson et folk. Et puis, il y a l’emballage sur lequel on peut mettre tous les renseignements utiles, renseignements qui sont inexistants lorsqu’on utilise les médias en ligne.

Un premier contact avec une firme de pressage à Bruxelles ne nous a pas satisfaits (prix prohibitifs, un minimum de 500 exemplaires). Manu nous avait renseigné une autre firme à Breda où un de ses clients s’adressait régulièrement. Là, les prix étaient nettement plus dans nos cordes. Mais ils exigeaient l’accord de la Sabam/Unisono avant de passer à la production. Tiens, nous n’y pensions pas tellement à cette maudite Sabam. Pour moi, il était hors de question d’en devenir membre. Je laisse ça aux chanteurs de variété. J’ai toujours considéré le folk comme une musique d’échange qui doit largement se détacher des aspects financiers et des perceptions des droits d’auteurs. Je ne souhaite pas faire du blé avec ma musique ; ma meilleure récompense est d’entendre mes compositions adoptées par d’autres musiciens. Dans cette optique, c’est sans doute un avantage d’être musicien amateur, de pouvoir se consacrer à la musique et de ne pas sans arrêt être à la recherche de contrats et préoccupé par des contingences matérielles stupides. La musique doit rester un plaisir.

Donc, je contacte la Sabam puisque telle est la loi. Je leur explique mon point de vue auquel ils répondent que je n’aurai rien à payer, mais qu’il faut néanmoins que je m’inscrive chez eux. Après trois tentatives infructueuses (ah, ces sites !), je réussis à obtenir un accusé de réception et deux semaines plus tard, l’autorisation arrive . Ouf.

MB: Finalement, quel est ton statut à la Sabam ? Es-tu membre ? Tu n’as pas dû payer de frais de dossier ? Et si tu veux presser des exemplaires en plus ou un nouveau cd ?

JPW: Je ne suis pas membre de la SABAM et je ne souhaite pas l’être. Je leur ai bien expliqué ma position et mes motivations. Je considère que notre musique est une musique de partage et ma récompense à moi serait d’entendre un de mes morceaux repris par des collègues – j’espère juste qu’ils citeront leur source ! J’ai dû tout de même obtenir l’aval de la SABAM (qui ne m’a rien coûté) et la firme de pressage exigeait de toute façon une autorisation d’une firme de droits d’auteurs reconnue avant de lancer la fabrication.
Ceci dit, je suis sur le point de trouver un moyen de protéger mes compositions afin d’éviter le vol et l’appropriation de mes compos. Domaine public : oui, mais plagiat éhonté : non.

Je recontacte ensuite la firme de Breda, puis d’autres petites tracasseries arrivent. Ils ont tout d’abord besoin d’un fichier graphique pour le digifile, mais dans un logiciel que je ne possède pas et que, forcément, je ne maîtrise pas. Au hasard d’une discussion, un ami musicien me dit qu’il peut se charger de l’« artwork » … encore un problème de réglé.

Puis viennent les fichiers audio : ils me demandent de créer une image DDP, chose dont je n’avais jamais entendu parler, mais ils me disent qu’ils peuvent la créer moyennant le paiement d’une somme relativement modeste. Je leurs envoie les fichiers WAV, puis ils me renvoient l’image DDP en me demandant de vérifier. Vérifier comment ? Une rapide recherche sur le web me permet de télécharger un lecteur de DDP, gratuitement. Là encore, je réécoute le tout, et leur signale mon accord. La fabrication est lancée et l’envoi des 300 CD commandés est prévu pour le 17 octobre. Plus que quelques dodos …

Et effectivement, le 17 octobre dans l’après-midi une camionnette DHL me livre le colis tant attendu. Première réaction : ouvrir la caisse, saisir un CD, regarder si la pochette est conforme à nos attentes, mais surtout glisser le CD dans le lecteur et … écouter. Ah quel bonheur, tout est parfait.

Voilà où nous en sommes aujourd’hui. Action suivante : la promotion : envoyer un CD au Canard Folk et à l’émission Le Monde est un Village, mettre le compte Facebook en ordre et envoyer des emails. Le tout pour essayer de rentrer dans nos frais ce qui ne devrait pas poser trop de problèmes. Nous tablons également sur deux événements à venir à Namur (organisation Folknam Musique Trad : www.folknammusiquetrad.be): les Arèdjîs de la maclote le 16 novembre et le bal du 6 décembre ; ces deux événements auront lieu au Cinex (1).

Et qu’espérer de plus : rencontrer nos collègues musiciens et les danseurs et échanger avec eux, le tout dans la convivialité qui accompagne toutes les manifestations folk.

(1) Depuis la rédaction de cet article, les Arèdjîs de la maclote ont eu lieu : une journée bien agréable dont nous reparlerons dans les colonnes du Canard.

Présentation du CD : 

Les musiciens de Berwette, Avec ou sans bretelles, et Gédéon :  Sur un rang

Autrement dit, c’est Jean-Pierre Wilmotte au mélodéon (accordéon à une rangée de boutons) avec des membres de sa grande famille namuroise. Il aurait pu choisir un nom plus court, bien sûr, mais combiner trois noms de groupes wallons est une manière de rappeler que la vigueur de la musique wallonne n’est pas un vain mot, et que cela ne date pas d’hier.

Le cd contient 19 suites, toutes composées par Jean-Pierre, dans un style traditionnel bien reconnaissable. Une mazurka se dévoile dès les premières notes d’un rythme très marqué. Un air joyeux vous transporte en Angleterre dirait-on : sur la pochette, on vérifie en effet qu’il porte un nom anglais. Une suite de jigs vous emmène irrésistiblement danser une … gigue. On apprécie particulièrement la scottische-valse « Le jardin d’Eden/Au bord de l’étang » que vous avez déjà  pu découvrir dans le Canard Folk. Finalement, il n’y a guère qu’une bourrée qui aurait pu  être jouée avec un rythme plus franc – mais c’est aussi une question de goût.

Voilà donc un excellent cd anglo-wallon pourrait-on dire, qui a l’immense mérite de montrer qu’il est possible d’inventer des airs trad beaux et efficaces. On peut aimer à la fois le trad et le néo-trad. Contact :  berwette.folk@gmail.com

Marc Bauduin

Wall Street

Jean-Pierre Wilmotte fait partie de plusieurs groupes de musique:

Avec ou sans bretelles
Berwette
Gédéon
Wall Street