Récemment, nous vous présentions avec enthousiasme son cd “Analogia”, un cd d’épinette au timbre raffiné et varié, chose devenue rare en nos contrées où l’on croirait presque que cet instrument n’a jamais existé. Il fallait donc rencontrer Michel. Comme il est à la fois musicien et fabricant, son interview, réalisée par e-mail, est divisée en deux parties : ce mois-ci le fabricant, le mois prochain le musicien.
Marc Bauduin
Q : Parlons d’abord de ton rôle de fabricant d’épinettes : quand et comment as-tu commencé, quels étaient tes premiers modèles ? D’abord des diatoniques ?
R : C’est en 1982 que j’ai fait connaissance avec l’épinette dans le groupe de danses traditionnelles Reuzegom à Leuven. J’habitais alors à Aarschot et je ne connaissais rien du monde de l’épinette et de la musique traditionnelle de Belgique bien que j’eusse déjà entendu pas mal de musique traditionnelle internationale dans la famille. Depuis 1974 je faisais surtout de la musique classique et de la musique pour piano de Frédéric Chopin. Maintenant encore, d’ailleurs ! J’ai appris moi-même le piano et la composition pour cet instrument, et c’est cette force qui m’a accompagné dans la découverte de l’épinette. J’ai eu en mains l’ouvrage ‘De hommel in de Lage Landen’ d’Hubert Boone, paru en 1975. Ma passion était intense. Comme j’avais d’abord joué d’une épinette empruntée en accompagnement de danses traditionnelles, je voulais désormais avoir mon propre instrument. J’ai demandé à un ami musicien s’il voudrait bien m’en construire une, mais il me répondit : “non, construis-en une toi-même, tu en es capable !”. Et ainsi, j’ai terminé ma première épinette en janvier 1983. Un grand modèle trapézoïdal avec 5 cordes mélodiques et 5 bourdons. Mais aussi un Si bémol dans chacune des deux octaves, comme sur mon instrument emprunté, que je possède encore d’ailleurs car je l’ai reçu en cadeau ! Ce Si bémol m’a stimulé, je pouvais ainsi jouer en Sol majeur ET en Sol mineur ! Je parle ici de l’épinette diatonique jouée avec un bâtonnet. La chromatique, je n’en avais pas encore entendu parler. C’est pour plus tard …
J’ai commencé à construire des épinettes diatoniques d’abord uniquement en Sol-Do, avec 4 cordes mélodiques et 4 bourdons. Quant au bois, les 8 premières étaient en triplex car je ne savais pas encore où trouver du bois pour la caisse de résonance. Et le son ? Intéressant !
En 1984 j’ai déménagé à Anvers où je me suis fait de bons amis luthiers : Joos Janssens (vielle à roue & nyckelharpa) et Gustaaf den Aantrekker (guitares). Ils m’ont donné des conseils sur la fabrication d’instruments et sur les endroits où trouver du bon bois pour les caisses. Mes modèles étaient surtout trapézoïdaux et allongés. Ma première épinette chromatique, je l’ai construite pour moi-même en 1992. Accordage en Ré-Sol, avec mécanique d’accordage. Et pourtant, je n’ai jamais suivi de cours de construction d’instrument. J’ai tout appris moi-même !
Et en 1993 nous avons déménagé à Overijse où j’ai installé un “vrai atelier ». A Anvers, je travaillais sur la table où on mangeait, dans le living et dans une petite chambre à côté de la cuisine, et ça marchait !
La construction d’une épinette, ça va vite, que ce soit des instruments en Sol-Do, en Ré-Sol, avec ou sans frettes, chromatiques ou diatoniques. A ce jour, j’ai construit 91 épinettes avec une grande diversité de construction, de formes, de cordes et de sortes de bois.
Depuis 2016 je donne cours d’épinette dans le département Folk de l’ « Academie voor Muziek Woord en Dans » à Gooik. J’y ai construit et réparé plusieurs épinettes pour mes élèves. Cela procure une belle satisfaction !
La finition de mes épinettes avec un vernis au tampon gomme laque représente un travail artisanal intensif qui donne un résultat magnifique. Et ensuite la touche finale avec incrustation de placages, des ouïes élégantes et un bon confort de jeu.
Q : A part la tonalité, qu’est-ce qui distingue tes épinettes en Si, en Ré et en Sol ? Les bourdons (pourquoi un nombre différent) ? Leur forme différente, c’est uniquement pour des raisons esthétiques ? Certains types de mélodies conviennent-elles mieux à certaines épinettes ?
R : Mes premières épinettes étaient toutes en Sol-Do, qui est l’accordage le plus utilisé. C’est une tonalité claire et chantante. Une épinette en Ré-Sol, une quarte plus bas, sonne plus profond et plus chaud ; elle convient mieux à de la musique du moyen âge et renaissance, entre autres. Et ensuite, les bourdons. Aaah ! ils sont la beauté de cet instrument qui m’attire tant. Leur nombre, chez moi toujours au moins 3, dépend de la grandeur de l’instrument et des souhaits du musicien qui va en jouer. Je place toujours 1 à 2 bourdons dans l’accord des cordes mélodiques, avec 1 corde 1 octave plus bas et 1 à 2 cordes une quinte plus bas que les cordes mélodiques avec une octave en plus. Cela produit un son plein. Je réaccorde régulièrement ces derniers bourdons, pour pouvoir jouer en open tuning.
Sur des instruments plus grands, je place plusieurs bourdons accordés différemment. Ainsi, il ne faut pas chaque fois les réaccorder, et le musicien dispose d’une large gamme de tonalités, ce qui produit un bel accompagnement.
J’ai aussi construit des épinettes, en Ré-Sol et toujours chromatiques, qui ont une double caisse de résonance ou un résonateur ajouté.
Et enfin, mes grandes “épinettes de concert“ en Si-Mi. Pourquoi cet accordage si grave ? Les cordes mélodiques ont une longueur de 75 cm. L’instrument a 100 cm de long et mesure 24 cm à son « ventre ». La hauteur de la caisse de résonance est de 7 cm. Je voulais un instrument qui sonne encore plus grave, dans la tonalité de Mi avec des cordes mélodiques à part, en Si. C’est devenu mon super instrument de concert :2 doubles cordes mélodiques légèrement écartées l’une de l’autre, de sorte que je puisse les prendre de la main gauche lorsque j’emploie le bâtonnet . A côté de ça, 14 bourdons chaque fois accordés en tonalité de base et en quinte. Pas de tierces, ainsi je peux jouer en majeur et en mineur. 18 cordes donc … Le jeu sur cet instrument exige une technique particulière pour pouvoir sélectionner les différents bourdons – songez au jeu de cithare.
Concernant la forme de la caisse de résonance : une forme allongée sonne joliment. Un instrument avec un « ventre », comme mon épinette de concert, a une plus grande table d’harmonie et résonne de manière beaucoup plus pleine et profonde. Et naturellement, son esthétique vaut aussi la peine !
Q : Quels types de bois utilises-tu ? Cela a-t-il une influence sur le timbre ?
R : En général, j’ai surtout utilisé de l’érable, ondé ou non. Parfois pour tout l’instrument. Cela donne un beau son clair et frais. Pour la table d’harmonie on peut certes aussi avoir de l’épicéa, du cèdre ou même de l’orégon. Ma grande épinette de concert a un dessus de table en séquoia, pour un ton plus chaud et plus profond. Unique pour moi, car je n’avais qu’une pièce de ce bois !
Les éclisses peuvent varier très fort : noyer, mahony, palissandre… Je n’ai pas de gros stock de bois. Je cherche en fonction de mes souhaits et du contenu de l’atelier.
Pour le fond, à côté de l’érable j’emploie aussi du noyer, de l’orégon, du cèdre et parfois aussi du pitchpin. Ce bois à aiguilles peut mettre en avant de beaux tons bien chauds, surtout pour les bourdons.
En fait, je cherche d’abord le bois et ensuite je dessine le plan technique, que je refais presque à chaque instrument. Je suis dessinateur technique de formation, c’est pourquoi mes dessins sont beaux.
Si l’épinette reçoit une touche sur laquelle les frettes seront placées, je choisis un bois plus dur, de préférence foncé : palissandre ou wengé. J’ai employé aussi du merbau, comme pour les parquets. Et, très important pour que les cordes mélodiques chantent bien, c’est le collage d’une contretouche, du côté intérieur de l’instrument.
Et il y a encore la tête du chevillier. Cerisier, poirier, érable. La plupart du temps, j’emploie des chevilles de cithare mais ces derniers temps des musiciens me demandent d’installer des mécaniques pour accorder plus finement et plus facilement.
Et, oui, mes épinettes sont toujours légères. Maximum 2,5 mm d’épaisseur pour la plaque du dessus, les éclisses et le fond. Ceci donne à la caisse de résonance une meilleure vibration et un son et une résonance plus riches.
(article publié dans le Canard folk d’octobre 2022)