C’est bien connu, tant en Flandre qu’à Bruxelles et en Wallonie, l’épinette a ses amateurs passionnés qui se regroupent en petits cercles pour une séance de musique hebdomadaire. Mais en académie, malgré la possibilité décrétale de faire reconnaître les instruments patrimoniaux, l’épinette était totalement absente (osons dire : inconnue).
Mais depuis septembre dernier, avec André Deru, une vingtaine d’enfants, ados et adultes regroupés en trois ensembles d’épinettes, se réunissent chaque lundi à l’académie d’Éghezée pour apprendre d’oreille l’une ou l’autre musique de danse, voire une chanson oubliée…
Quel bilan pouvons nous établir après un an de cette expérience ?
1° L’oreille avant toute chose…
Disons-le clairement : la satisfaction est immense d’avoir renforcé dans une structure officielle d’enseignement musical la manière traditionnelle –la plus répandue dans le monde – d’apprendre un morceau de musique, voire « la musique ». Bien entendu, on n’imagine pas trop d’assimiler une fugue de Bach sans le confort de la partition. Mais, et surtout dans les premières années de l’apprentissage, comment tant de pédagogues ont-ils encore recours à la lecture de notes dès le début de l’apprentissage, une fois terminées les activités préparatoires d’éveil musical ? Comment rester sourd et aveugle à l’efficacité que les traditions orales montrent encore et toujours dans toutes les cultures ? A-t-on assez imaginé les manques définitifs que la lecture comme unique source d’apprentissage installe chez le musicien ? Veut-on bien observer et remarquer que les choses sont faites à l’envers et ne donnent que peu de résultats garants d’un avenir musical fait de plaisir, d’appropriation et de polyvalence ?
Au contraire, apprendre d’oreille, dans les premières années, c’est pratiquer comme on pratique pour apprendre sa langue maternelle. Et ce n’est que de cette manière que l’on peut s’approprier un langage, que l’on développe une mémoire musicale rapide et durable,, que l’on apprend à écouter les autres dans l’orchestre, que l’on devient un vrai musicien de terrain …
Bien entendu, offrir aux élèves les moyens de lire une partition est un gage d’autonomie et d’ouverture vers de merveilleux répertoires savants. C’est et cela restera toujours une des missions de l’académie…. Mais pour les musiques simples –et un petit menuet de Mozart l’est tout autant que la Maclotte de Steinbach -pour toutes les musiques des premières années, le recours systématique à la lecture se révèle être rapidement une entrave au développement de l’oreille, à la compréhension du discours musical, à la relation affective avec l’instrument et, enfin, à l’envie d’inventer ou d’improviser. C’est en tout cas notre conviction profonde, après 30 ans d’observation attentive de l’évolution de quelques milliers d’apprentis musiciens qui ont défilé la guitare sous le bras, le violon en bandoulière …
2° Un répertoire ouvert…
On le sait, sauf dans les Vosges, et encore, les limites en sont palpables, il n’existe pas vraiment de répertoire propre à l’épinette. Depuis toujours, l’instrument a servi à jouer tout …ce qui pouvait être joué. Seule la difficulté technique(déplacements trop larges et trop rapides de la main gauche) pose les limites du répertoire. Pour peu, bien sûr, que la pièce cohabite volontiers avec le bourdon. Nos élèves ont découvert le répertoire de Wallonie, bien évidemment (danses, mais aussi chansons –que de découvertes dans les Airs et Crâmignons liégeois de Terry et Chaumont !). Mais aussi, les danses bretonnes, les bourrées du Centre-France…
Par ailleurs, l’intégration dès la rentrée prochaine de joueurs d’épinette dans différents ensembles de l’académie (folk,mais aussi médiévaux ou renaissants), ne saurait qu’étendre les possibilités d’exploration de répertoires aussi riches que diversifiés.
3° Un instrument injustement oublié…
Si notre école n’avait reçu un jour une bonne partie de la collection d’instruments de Claudine Buffet, épinettiste namuroise passionnée qui nous a quittés en 2013, il est à craindre qu’aucun cours d’épinette n’aurait jamais vu le jour à l’académie, même si le trad et les ensembles Bouche à Oreille y vivent depuis une vingtaine d’années. Car, avouons-le, à part le CD des Ballades françaises de Jean-François Dutertre, et l’une ou l’autre réplique dans les vieux vinyles des Zûnants Plankets (1971) nous n’avions, pour notre part,pas trop d’images sonores de l’instrument. Jusqu’à ce mois d’octobre 2013 où une quinzaine d’épinettes de toutes tailles et de toutes origines –bonjour l’Europe ! –débarquèrent sans crier…gare. Nous avions promis à Claudine « d’en faire quelque chose ». Ce fut donc un cours, puisqu’il n’en existait guère ailleurs.
Ceci dit, il fallait malgré tout que l’instrument montrât de solides atouts pour nous convaincre de lui consacrer du temps et de l’énergie (on ne crée pas un cours du jour au lendemain, dans le réseau des académies), de l’argent (merci la Commune …en attendant la prise en charge de la CFWB), de bonnes relations avec un luthier(pour faire construire au pied levé 8 petits instruments supplémentaires pour les enfants)et un peu de patience au téléphone (« Non, Madame, il ne s’agit pas du clavecin miniature…»). Mais ces atouts, l’épinette les offre, bien plus que l’on peut ne l’imaginer. Les voici,en quelques mots :
•La présence du bourdon,comme sur la cornemuse ou la vielle à roue, nous ramène aux sources de la musique. Il n’y a pas mieux pour goûter aux pouvoirs des modes anciens, au trouble créé parles modulations tonales…Avec le bourdon, l’harmonie semble lointaine, presque comme un luxe inutile. On est dans la magie permanente, dans l’essentiel …
•La discrétion, qui en fait un instrument de confidence, un instrument à contre-courant que ne doivent pas craindre ceux qui dorment dans la chambre d’à côté. Mais cette discrétion est modulable, sensible, touchante, source de sérénité…Comme celle de tout instrument acoustique à cordes pincées.
•La variété du timbre est infinie. On l’a dit, l’épinette se retrouve sous de multiples formes. Et dans une même région, les modèles sont souvent très variés. Un ensemble d’épinettes, c’est vraiment un orchestre de variétés(on se comprend!). Croyez-le : au cours, c’est un plaisir rare de découvrir l’instrument de son voisin, d’en jouer furtivement en fin de séance, d’en savourer la résonance du gros bourdon, d’en admirer le fil du bois …
•Les possibilités virtuoses ne sauraient être tues. En écoutant, rien que chez nous, Salon Ambroisine (programmé cet été à Marsinne) ou Guido Piccard (son CD avec Philippe Mazure est un régal), on comprend que le travail et la passion peuvent engendrer une séduction et un étonnement que trois planchettes de sapin ne laissent pas forcément imaginer. Mais allez aussi tendre l’oreille du côté de la Hongrie, avec Berta Aleaxandra et sa citera…
•L’intérêt pédagogique est évident. On peut se passionner à jamais pour l’instrument et sa richesse, mais aussi, dans un premier temps, y voir simplement un instrument d’initiation à la musique. Car l’épinette est épatante pour la familiarisation avec les échelles sonores (on y visualise un alter ego du clavier de piano, dans le modèle chromatique), pour la coordination des mouvements (mains gauche et droite très différenciées, mais avec une gauche bien plus simple que pour la guitare) et comme instrument d’accompagnement, à une ou deux voix de chanterelles (allez réécouter Dutertre ou visiter le site du luthier Christophe Toussaint). Par ailleurs, l’apprentissage en formule collective (entre 6 et 10 musiciens) est clairement de nature à favoriser entraide, écoute et échanges.
Bien entendu, il serait vain de nier un aspect jouant un peu en défaveur de l’instrument : on se situe ici sur le terrain de la subtilité, de la simplicité, voire de la modestie musicales.L’épinette ne renie pas ses origines populaires (Praetorius,au 16ème siècle, la qualifiait d’instrument des gueux), moins encore sa nature intimiste. Elle s’invite aux veillées davantage qu’à la kermesse du village. Jamais elle ne s’impose par la force. Ce pourrait être un argument d’adolescent pour passer rapidement à « plus musclé »,surtout dans le projet légitime de rejoindre un ensemble folk un peu nerveux(un accordéon, ça mange énormément !). Mais le pouvoir de restitution fidèle de beaucoup d’amplis permet aujourd’hui de palier parfaitement toute forme de discrétion.
Un bal donné début juin à Namur par André Deru et trois de ses comparses l’a montré de manière étonnante : l’épinette ne doit pas craindre la scène. Et on découvre alors que le bal à l’épinette, ce n’est pas une chimère, on réalise qu’une main droite habile, ça vaut tous les cajons du monde et que cet instrument, finalement, a bien eu tort de se faire un peu discret chez nous depuis plus d’un siècle. Osons parier sur son retour à l’avant-scène
Marc Maréchal
(paru dans le Canard Folk de juillet 2015)