CF 101 (décembre 1991)

Spielen Sie Klezmer ?

Le groupe bien de chez nous "SHPIL !", dans sa nouvelle formule, organise un spectacle de musique klezmer à Bruxelles du 21 au 31 décembre (voyez l'agenda pour les détails).

SHPIL ! c'est bien sûr le début de "Shpil es nokh a mol" (joue encore un peu, en yiddish), le groupe de Maurice le Gaulois, l'accordéoniste qu'on a déjà vu un peu partout en Belgique, qu'il s'agisse de musette, de variétés ou de klezmer, en concert, en bal et même en théâtre et films publicitaires !

SHPIL ! est cette fois composé de Luc Dhondt au tuba, Henri Goldman au chant et à la guitare, Philippe Leblanc à la clarinette, Thierry Marinelli au violon, Maurice le Gaulois à l'accordéon. La direction artistique est assurée par le metteur en scène Richard Kalisz.

Il n'est pas courant que des artistes organisent eux-mêmes leurs concerts. Qu'est-ce qui fait donc courir Maurice le Gaulois ? Laissons-lui donc la parole ...

Etrange est parfois le cheminement d'un artiste !

Comment savoir que cette invitation dans une famille juive en 87 pour un concert intime de chansons françaises allait me faire découvrir une musique tellement prenante que je décidais de m'y plonger à corps perdu ?

Comment savoir que ce coup de foudre allait conduire mes pas dans la connaissance d'une certaine culture musicale juive, beaucoup plus loin que prévu ?

Comment savoir que cet engagement pour accompagner une chanteuse yiddish Myriam Fuks pour une série de concerts allait me faire rencontrer des musiciens animés des mêmes intérêts musicaux que moi ?

Bon. Maintenant je suis dans le bain ! Et après bien d'autres rencontres, dont la dernière, avec Henri Goldman, apporte au groupe la chaleur de la voix humaine qui manquait encore, j'ai eu envie de créer autour de cette musique et de cette culture plus qu'un concert : un véritable spectacle, une histoire racontée, à travers chansons et musiques, du destin joyeux et tragique à la fois (tout comme ses mélodies) de cette communauté déchirée qui subsiste à travers tout.

Et pourtant certains puristes pourraient m'attaquer - avec raison. En effet un de mes grands débats avec moi-même au début fut de savoir s'il fallait orchestrer ou non les mélodies du répertoire, conserver une authenticité archaïque dans la conception musicale et jouer les thèmes avec un simple accompagnement rythmique (comme sur les vieux 78 tours) ou bien faire chanter les instruments en une polyphonie plus compatible avec nos schémas acoustiques actuels.

J'ai choisi cette dernière solution après avoir écouté les enregistrements récents des orchestres klezmer américains qui jouent cette musique non pas comme des conservateurs archéologiques mais comme les continuateurs d'une tradition toujours vivante et en mouvement.

J'ose espérer que la brique d'un goy ("gentil", non-juif, par opposition à "yid") dans cet édifice s'intégrera dans la construction aussi bien que celle des autres goyim qui, de tous temps, se sont joints à ces orchestres de klezmorim dont nous racontons l'histoire.

LA MUSIQUE

En hébreu, klezmer signifie "instrument de musique' et klezmorim, "musiciens". La musique klezmer est une musique juive, enracinée dans la tradition d'un peuple. Mais elle n'est pas que juive ...

Au 19ème siècle, l'empire tsariste recouvrait encore la majeure partie de l'Europe centrale et de l'Est. Dans ses immenses territoires et à ses confins vivaient de nombreuses communautés juives, urbaines ou villageoises, parlant yiddish, dont le mode de vie traditionnel commençait à s'ouvrir aux balbutiements du monde moderne.

C'est l'époque où, partout en Europe, dans la foulée du romantisme, les cultures nationales d'expression populaire accèdent à la dignité. Sillonnant les routes de Pologne et d'Ukraine, de Bessarabie et de Lituanie, les orchestres de klezmorim élaborèrent un univers musical original, empruntant instruments, styles et thèmes aux cultures environnantes (surtout celle des Tsiganes, cet autre peuple minoritaire, mais aussi slaves, hongroise ou roumaine).

Musique à la fois joyeuse et nostalgique, accompagnant fêtes et réjouissances, mais dans ces modes mineurs aux sonorités aussi étranges à nos oreilles classiques que leurs noms ("ahava raba", "misheberah", "adonoï molokh" ... ) dans les nomenclatures musicales.

Les klezmorim apparaissent fréquemment dans les légendes et traditions orales d'Europe centrale et orientale, indiquant par là-même, l'importance sociale qu'ils pouvaient avoir, tant pour la population juive que non juive.

Et pourtant au même titre que la majeure partie de leur peuple, leur vie de musicien était bien souvent précaire, les lois communales réglementant de manière arbitraire le nombre de klezmorim pouvant jouer en telle ou telle circonstance, les lieux où ils avaient le droit de se produire, quand ce n'était pas une interdiction pure et simple. Ajoutez à cela les prescrits de la religion juive limitant les occasions de faire de la musique ...

Malgré tout, ces dures conditions n'empêchèrent pas la musique klezmer d'être toujours vivace à l'aube des grandes migrations du début du siècle. Si elle n'a pas survécu au génocide de la deuxième guerre mondiale dans les terres qui l'ont vu naître, elle s'est continuée aux USA où elle a produit des musiciens de grande renommée.

LE REPERTOIRE

Les morceaux d'origine populaire sont presque toujours des morceaux à danser, dont certains sont associés rituellement à des événements particuliers de la vie. Des morceaux sans titres, dans lesquels les musiciens plongeaient après quelques notes de mélodie jouées par le soliste.

Dans les recueils, ces morceaux sont repérés et numérotés par genre : Freylich 1, Freylich 2, Freylich 3 ... ou encore jewish Dance 1, jewish Dance 2 ... De même pour les autres rythmes de la musique klezmer : doïna, hora, terkish, sher, khossidl ...

Dave Tarras, le clarinettiste émigré qui fut le grand rénovateur de la musique klezmer aux USA, raconte que pour que ses musiciens s'y retrouvent il donnait en guise de titre, à chacun de ses morceaux interprétés des noms de membres de sa famille. Mais bientôt ses arrière-petits-cousins par alliance n'y suffirent plus. C'était l'impasse !

Heureusement pour ses successeurs, le répertoire traditionnel fut relayé par une production originale moderne. Entre 1880 et 1940, une série de chansonniers européens et américains (Mordechaï Gebirtig, Abraham Goldfaden, Morris Rosenfeld, Mark Warshawsky ...) composèrent des centaines de chansons qui prenaient en compte les extraordinaires mutations du monde juif. Beaucoup d'entre elles sont désormais passées au folklore, avec ou sans paroles.

Pour les interpréter, les orchestres klezmer se sont souvent adjoint un chanteur. Celui-ci chante en yiddish, la langue véhiculaire des Juifs d'Europe dont l'hébreu classique n'était que la langue de prière.

D'origine germanique, truffé de mots hébreux, russes ou polonais, le yiddish devint une authentique langue de culture dans la deuxième moitié du 19ème siècle, tout en laissant subsister des accents divers selon les régions.

Entre toutes les modalités du yiddish, le chanteur de SHPIL ! a opté pour la prononciation de sa mère, la plus savoureuse du monde au même titre que sa cuisine.

LES INSTRUMENTS

L'émigration vers les USA a accéléré le processus de renouvellement des instruments de musique qui avait commencé avec l'introduction de la clarinette comme instrument soliste au cours du 19ème siècle.

Aux Etats-Unis, elle finit même par contester la primauté du violon qui avait jusqu'alors régné en maître, généralement associé aux instruments de la famille des cordes (alto, violoncelle) ou, parfois, aux flûtes, au baraban (tambour) et, surtout, au cymbalum.

L'apparition de nouveaux instruments (clarinettes, saxophones), l'enrôlement des Juifs dans les différentes armées européennes où ils vont découvrir, en même temps que les charmes des fanfares militaires, les instruments de celles-ci (trompettes, tuba) et, enfin, la confrontation avec le folklore américain (banjo) et le jazz (batterie) lors de l'émigration ont modifié sensiblement le visage de l'orchestre klezmer autour des années 1920.

Les orchestres américains les plus connus (The Klezmorim, Kapelye) en sont l'aboutissement. Néanmoins, l'actuel renouveau de la musique klezmer semble privilégier le retour à des formules plus traditionnelles.

SHPIL ! propose une combinaison instrumentale originale autour de l'accordéon. Cet instrument, dont le succès populaire depuis son invention en 1830 lui a fait prendre une place prépondérante dans les folklores des différents pays européens, sert de support harmonique et mélodique un peu à la manière du cymbalum - et se combine merveilleusement aux sonorités spécifiques du violon et de la clarinette. Le tuba et la guitare complètent la formation par leur apport rytmique.

LE SPECTACLE

On ne joue pas une musique aussi riche de sens, aussi porteuse d'histoire(s) que la musique klezmer comme une simple succession de morceaux. SHPIL ! vous invite à un étrange voyage dans un pays lointain et proche à la fois, dans un univers largement révolu mais qui imprègne pourtant toute la culture européenne.

Avec la complicité de Richard Kalisz,homme de théâtre qui sillonne régulièrement l'imaginaire juif, vous pénétrerez dans une auberge improbable. On y fait d'étonnantes rencontres ...