CF136 (février 1995)

 

't Eynde

Le café 't Eynde à Belsele, spécialisé en concerts folk, fête son troisième anniversaire. L'occasion de reproduire l'interview que le trimestriel GoeVollek! (Volksmuziekgilde vzw, ontmoetingscentrum De Cam, Dorpstr 67, 1755 Gooik, 02/532 28 38) a réalisée tout récemment en allant rencontrer l'âme de ce café : Dirk Van der Speeten.

 

D'où est venue l'idée d'ouvrir un café folk ?

Il y a dix ans, je jouais régulièrement le soir dans un petit café à st Niklaas. Mietje, la patronne de 93 ans, fut tout un temps l'hôtesse des Speelmanstreffens que j'y organisais avec Bart De Cock, inspiré par les fabuleuses soirées de stages et par l'idée que la musique traditionnelle appartient au peuple.

Plus tard, lorsque - euphémisme - je n'étais plus indisponible sur le marché de l'emploi et que j'habitais déjà à Belsele, une auberge vint à être libre. Y ouvrir un café folk fut la réalisation d'un naïf rêve de jeunesse.

 

Etait-ce réaliste, dans un village comme Belsele ?

Je savais naturellement que ce ne serait pas rentable. Il y a suffisamment de cafés commerciaux, même chouettes, dans le Waasland. Le premier pas fut la création d'une asbl, la bien connue Sociéteit ter Bevordering der Triviale Kunsten, qui reprit 't Eynde pour en faire un café culturel avec podium.

Personnellement, je travaille comme bénévole pour l'asbl : je ne suis pas rémunéré pour mon travail dans et pour 't Eynde - au contraire, pourrais-je dire. Heureusement, je ne m'en suis pas occupé longtemps tout seul, des gens qui trouvaient l'initiative chouette m'ont vite rejoint (mais c'est vrai, j'ai un jour rêvé de pouvoir vivre de quelque chose de semblable).

 

Mais en trois ans, un long chemin a déjà été parcouru ?

C'est vrai. Sur le plan du confort, cela s'est fort amélioré. Le café est maintenant un peu mieux agencé pour les concerts, et notre théâtre de marionnettes est presque prêt. La qualité des concerts s'est aussi améliorée, et le public,

lentement mais sûrement, vient de plus en plus nombreux pour écouter, pas seulement pour boire un verre. Des gens qui osent aussi exprimer leur déception, mais qui reviendront car ils se doutent qu'ils apprécieront le prochain concert.

C'est vraiment le genre de public que nous voulons. Nous prenons une attitude anti-

commerciale. Ceux qui viennent uniquement boire leur pinte avec une mentalité "habituelle" de café sans considération pour la majorité, sentent vite qu'il y a d'autres établissements pour eux.

 

N'est-ce pas un peu élitiste ?

Je n'ai pas dit que nous faisions de la discrimination. Chacun est le bienvenu pour un verre, mais nous demandons du respect pour ce que nous faisons. Respect est bien le mot-clé, on le trouve d'ailleurs dans les statuts de 1'asbl. Respect aussi pour la petite taille de notre entreprise.

 

Tu te sens fort concerné par le travail à petite échelle, non ?

C'est dû à la manière dont je considère la vie. Travailler à petite échelle permet de résoudre beaucoup de problèmes. Sur le plan matériel mais aussi culturel. Les événements de masse me dégoûtent. J'aime beaucoup de styles musicaux, mais je ne pourrais pas me tenir dans une foule pour les écouter avec plaisir.

Vous pourriez répliquer que ce n'est guère réaliste à notre époque : les grands noms demandent beaucoup d'argent, qui ne peut être récupéré que par de grands concerts. Le contraire est aussi vrai : grâce aux petits organisateurs, tous les musiciens ont du travail et les auditeurs participent de plus près. Même quand 't Eynde est rempli, on n'a jamais l'impression d'être une goutte dans une mer humaine : le contact presque physique avec les musiciens est toujours présent.

 

't Eynde organise donc une sorte de concerts à la maison ?

Exact. J'introduis chaque concert en expliquant comment cela a grandi, comment j'ai appris à connaître le musicien, où je le situe. Le musicien peut alors poursuivre le contact avec le public. La plupart des musiciens mordent automatiquement, bien qu'ils aient parfois peur de l'extraordinaire attention du public. Certains en deviennent tellement nerveux qu'ils jouent leur deux ou trois premiers morceaux à du cent à l'heure ! Mais ensuite, cela marche la plupart du temps. Il y a bien sûr des musiciens qui préfèrent jouer dans des grandes salles où ils ne voient personne à cause des spots. Le genre à retourner à son hôtel tout de suite après, avant de reprendre l'avion pour un autre concert monstre.

 

Le fait de tenir un café avec des gens qui entrent et qui sortent, ce n'est pas gênant ?

Nous avons stoppé cette formule. J'ai découvert qu'un passant occasionnel qui vient boire sa pinte n'est pas tellement disposé à respecter l'artiste en train de jouer. Nous demandons maintenant un prix d'entrée ... Avec un public limité mais respectueux de ce que tu fais, la musique reste vraiment une forme de communication entre partenaires "égaux" et non entre quelqu'un sur un piédestal et une masse sombre en dessous. Ceci est l'image de la musique de consommation : des gens qui gagnent beaucoup d'argent en jouant ce qui plaît au plus grand nombre de personnes et ce qui est déterminé par des enquêtes de marché, au lieu d'être artistiquement soi-même. Il y a déjà maintenant une confrontation entre cette culture de masse et l'individuel, le petit. Ne me demande pas qui va gagner !

 

Ce travail en petit n'est-il pas prisonnier d'une étiquette : alternatif, etc ?

Hier encore, je disais à des collaborateurs : travailler "petit" ne peut être synonyme d'amateurisme. Nous sommes maintenant loin de nos débuts, nous pouvons prendre les choses en main de manière plus professionnelle. Le travail à petite échelle ne rendra jamais riche, mais il est vivable si on travaille professionnellement. Et cela marche : nous sommes reconnus par la province de Flandre orientale, par la ville de St Niklaas, ainsi nous recevons des subsides qui permettent de faire plus. Nous nous poussons aussi un peu : nous figurons dans les calendriers de Knack, Kiosk, etc.

 

't Eynde est-il aussi un café normal ?

Non. 't Eynde n'est pas vraiment un café, il n'a d'ailleurs pas le même horaire qu'un café. C'est plutôt une sorte de feu de camp autour duquel des gens viennent s'asseoir, écouter, faire quelque chose au lieu de se laisser vivre et de consommer. Visiblement, on accepte volontiers le manque de confort lorsque la salle est soudain pleine à craquer.

Au début, j'ai dû parfois me battre contre une certaine mentalité de "club des jeunes" : des gens qui, en sortant du café la nuit, allaient pisser contre la porte des voisins, etc. L'homme consommateur se permet beaucoup, car il pense qu'il paie pour cela. Cela a parfois été dur, mais cette phase est passée. 't Eynde a maintenant un public poli, diversifié et chouette.

 

Un public fixe ? Surtout des gens du milieu folk, on bien des environs ?

Certainement pas fixe, il change constamment. Au début nous avions surtout la jeunesse de Belsele qui ne savait pas où aller. L'habitant "alternatif' de Belsele a vite trouvé le chemin, tout comme les amis musiciens. Des gens qui ont apprécié un concert sont revenus avec des amis, des connaissances. Pas seulement du milieu folk, car 't Eynde est devenu entretemps plus qu'un café folk.

C'est un café musical, et même plus largement : un café culturel avec de la place pour le théâtre, le théâtre de marionnettes, les contes, le blues, la musique traditionnelle, ... Un contenu varié appelle un public varié.

A côté de cela, en dehors des concerts, il y a plus ou moins un public fixe de musiciens (mais pas uniquement des folkeux), d'artistes, et la jeunesse locale.

 

Question délicate, à propos des finances. Il est clair que les artistes ne peuvent pas toujours être rémunérés par le simple apport du public. Comment résouds-tu cela ?

Nous ne pouvons pas nous reposer sur une assise financière stable. Nous organisons souvent des choses en collaboration avec d'autres groupes. Les journées de la vielle par exemple, avec Joos Jansens et l'asbl Chordofoon. D'un autre côté, je ne présente jamais les choses sous une couleur plus rose qu'elles ne le sont : je compte un musicien pour autant de personnes, donc il connaît la somme à laquelle il peut s'attendre s'il vient. Si les rentrées sont plus élevées que prévu, le surplus est pour le musicien. Nous arrivons avec plus ou moins de bonheur à clôturer nos comptes chaque mois. Si nous avons encore un peu plus de bonheur, nous mettons de côté pour des dépenses exceptionnelles comme l'achat d'un micro.

 

L'asbl envoie régulièrement des fax pour annoncer un tas d'activités. Comment fais-tu pour établir ces programmes ?

Après trois ans de travail, nous sommes si loin qu'on me contacte spontanément. Moi-même, j'ouvre naturellement les yeux et les oreilles. J'épluche les magazines musicaux, j'emporte toutes sortes de tracts et je vais à des concerts. Mais pour le reste, c'est notre réputation qui joue : un musicien "cher" veut souvent venir jouer chez nous pour moins cher, car il sait quel genre de public vient.

L'atmosphère de certains concerts est possible uniquement ici à 't Eynde - et ce n'est pas moi qui le dis, cela vient de la bouche de Wannes Van de Velde ! Avec une telle publicité, cela fait boule de neige, car Wannes amène ses amis espagnols qui viennent jouer pour une partie de leur cachet habituel. L'apport de musiciens amis n'est pas à négliger : des gens comme Herman Dewit viennent chanter toute une après-midi pour trois fois rien. L'inverse est également vrai : 't Eynde ouvre ses portes au bénéfice d'événements pour la Roumanie, la Croatie, le Kurdistan, Cuba, nous avons eu de tout.

 

Mais ceci est possible uniquement parce que tu ne dois pas en vivre. Tu n'offres pas ton propre pain ...

Exact. Mais cela me dépite lorsque je vois ce qui se passe dans certains centres culturels qui peuvent programmer sans souci, dépenser sans compter pour des choses qui à mes yeux, culturellement et socialement ne valent pas plus que ce que nous programmons. Et chez nous en plus, cela rapporte parfois quelque chose pour des projets : ce que nous ramassons lors de telles soirées, c'est pour la bonne cause. Il n'y a qu'aux rentrées boissons que nous ne touchons pas : c'est grâce à elles que nous bouclons nos comptes. Mais les pintes ne sont pas l'essentiel. Sais-tu que j'ai déjà mis des clients dehors en leur enlevant leur bière, en leur rendant leur argent et en les envoyant dans le café de l'autre côté de la rue !

Mais pour l'amateur respectueux des autres ... 't Eynde reste grand ouvert !