Au bout du fleuve, le chêne et le moulin. Des influences celtiques dans les noms de lieux en Belgique.
Anvers, là où le fleuve s’élargit jusqu’à ne plus faire qu’un avec la terre … là où cette terre se fait si plate qu’on croirait voir la mer, guère éloignée, d’ailleurs …
Mer et terre, terre et mer. Le fleuve pulse en marées et des sarabandes de mouettes nous rappellent qu’on se trouve au bout …
Sans parler des bateaux, des grues, de tout ce qui forme un port. Des images nous reviennent.
Il était question d’une rixe, plutôt sanglante puisqu’elle se termina par une main coupée et jetée au fleuve. Je ne me souviens pas des détails. Il y avait un géant et la ville en aurait tiré son nom : « hand werpen », « jeter main ». Sombre histoire pour un lieu où la lumière de la mer se mêle au bleu des eaux et aux verts tendres des polders …
Un lieu du bout, le bout de la terre, le bout de l’eau, le bout du fleuve, le bout de la mer.
Au temps des Francs, Anvers s’écrivait « Andoverpis ». Sachant que « v » se prononce « w » et que les clercs aimaient à latiniser les terminaisons, on peut reconstituer un « Andowerpen », ancêtre assez logique de « Antwerpen ».
Comment dirait-on, en celtique, le bout de l’eau, nom qui convient si bien à la situation de la ville ? « Pen-an-Dour » ou, plus anciennement, « An-Dour-Pen » (comme on trouve « Chêneval » pour « Val-du-Chêne »).
Voici une explication qui, non seulement n’enlève rien à la poésie du nom, mais, en outre, colle admirablement au lieu.
On trouve non loin de là, vers le Nord, un petit village connu principalement pour sa centrale nucléaire, Doel. Cet endroit se situe à la sortie de deux grands méandres de l’Escaut. Comment dit-on méandre, en celtique ? « Dol », ou « Oden ». De « Dol » à « Doel », il n’y a pas loin.
Voici donc deux images d’une présence celtique dans des endroits a priori inattendus. Ne nous parlait-on pas, à l’école, des plaines marécageuses et peu peuplées du Nord, et de cette forêt impénétrable qu’on appelait alors Charbonnière, origine supposée de la frontière linguistique ?
Mais ne nous engageons pas dans une exploration systématique des noms de lieux de la Belgique celte. Celle-ci serait trop longue, tant sont nombreux les noms clairement celtiques au premier abord.
Prenons d’abord, par exemple, le nom des Belges. On peut sans hésitation le rapprocher des « Fir Bolg » d’Irlande. Ceux-ci étaient une des dernières vagues d’immigrants qu’ait connues l’île. « Bolg » veut dire « ventre », ou alors « pantalon ». Etait-ce une allusion à un détail vestimentaire (un type particulier de braies) ou au fait que les Fir Bolg – les gens du ventre – appréciaient la bonne chère ?
Toujours est-il que les Belges étaient des Celtes. Ils parlaient celtique – c’est César qui le dit – et avaient des druides. En gros, ces deux éléments sont, à l’époque, constitutifs de l’appartenance au monde celtique. De nos jours, cette appartenance, bien que très réelle, s’est faite plus diffuse et ne gagne sans doute pas à être trop définie. Laissons couler le fleuve, et continuons la promenade.
Beaucoup d’entre nous ont sans doute déjà été passer un ouiquende (traduction en mondialized global : « week-end ») à Dranouter. Voilà un nom qui « sonne » celtique. Et de fait …
« Dranouter » s’écrivait en 1143 « Drawanultra ». Peu clair, voire barbare. Déjà moins si on l’écrit, par exemple, « Draou-an-Ultra ». Pour ceux qui ont passé des vacances en Bretagne, « Draou » peut évoquer deux choses : d’abord, les biscuits, les « traou mad » (bonnes choses), ce qui peut difficilement s’appliquer à un nom de lieu. Ensuite, un nom de lieu-dit assez fréquent, qu’on trouve toujours en composition (c-à-d « draou » + quelque chose), et à proximité d’une vallée : « Draou » ou « dro » ou « droonienn » signifie « vallée » et n’est plus usité en breton moderne.
Sachant en outre que le nom « Ultra », d’origine obscure, se retrouve, sous différentes formes (itter, atar, altar) à proximité de rivières, on peut en conclure que Dranouter, au douzième siècle « Draw-an-owter », veut dire « la vallée de l’Outer ».
Peut-on en déduire qu’on parlait encore celtique dans certains coins reculés à l’époque des premières cathédrales ? C’est une autre histoire.
Dranouter est situé au pied du mont Kemmel, colline arrondie au sommet en « S » (Kem-mel, « cam-moel », « colline courbe »), et, plus au Nord, on trouve, non loin de West-Outer, le Pan-Doene-Beek, dont le nom contient Pen-Don, c’est-à-dire le « bout de la vallée » (« Don » étant la forme mutée de t(e)no, un des noms celtes de la vallée.
Jusque quand a-t-on parlé gaulois dans nos régions ?
Il y aurait plusieurs moyens de s’en faire une idée. Par exemple :
Trouver un groupe humain isolé, où l’usage du celtique belge se serait maintenu jusqu’à nos jours. Cette hypothèse est relativement peu probable, les forêts ardennaises étant quasiment toutes explorées aujourd’hui, et la monoculture intensive de l’épicéa laissant d’ailleurs peu d’espoir de survie à d’éventuels irréductibles.
Trouver un nom de lieu celte indiquant un état de la langue similaire au breton médiéval ou moderne, datable, ce qui indiquerait que le celtique local a pu évoluer comme langue parlée jusqu’à cette époque.
Trouver, pour une même particularité topographique, un nom celtique et un nom roman, ce dernier ayant donc été créé à l’époque où le celtique n’était plus compris.
Bon. Laissons de côté les irréductibles. Ceux-ci ont, ainsi que les fées et nutons de nos forêts, depuis longtemps fui vers des cieux plus cléments face à l’irrésistible nivelage du boulimique Progrès.
Lors, rendons-nous aux portes de l’Ardenne, dont le nom évoque l’irlandais « ardán », « plateau », « plate-forme », à Pondrôme, précisément.
De prime abord, ce village n’a rien d’exceptionnel. Situé au sommet de la colline dont Martouzin porte le nom (« Mar-Tosen », « la grande colline »), il bénéficie d’une vue splendide sur la Famenne. On pourrait donc s’attendre à ce que l’origine du nom de ce lieu ait un rapport avec la hauteur.
Carmoy nous propose, comme explication, « la villa de Baldhram », illustre inconnu propriétaire foncier de l’époque où les Barbares baptisaient nos villages de leur patronyme.
On se dit, bon, la poésie n’y trouve pas son compte, dura scientia sed scientia, la sécheresse de l’explication est signé sûr de sa véracité, c’est comme ça, et on jette, par acquis de connivence, un coup d’oeil aux formes anciennes du nom.
Trois vieux noms de Pondrôme se citent ainsi. Le premier : « jadis; Pondresmo », le troisième : « 1525; Pondryne ». Rien d’exceptionnel. On voit sans trop de difficultés comment de ces formes plus ou moins anciennes on passe à « Pondrôme ». Comment aussi le « pon » pourrait faire penser à une possible filiation celtique : « pen » (la tête, le bout) de quelque chose. Rien de particulier. Un nom de lieu en gaulois qui, dès lors qu’il n’était plus compris, a évolué selon les règles internes du wallo-roman, en étant de la sorte plus ou moins déformé.
Et le deuxième ? « 1497; Panderen ». Alors là, le choc. C’est du breton, à une lettre près. Et, qui plus est, du breton contemporain. « Pen Deren », c’est un singulatif. C’est-à-dire une façon de désigner un élément isolé; ici, en l’occurrence, il s’agit d’un « chêne isolé ». En breton d’aujourd’hui, on dirait « derenn » ou « dervenn ». Mais vers les moyen âge, c’était « pen derenn », littéralement « tête de chêne » – pour désigner un chêne isolé dans le paysage.
On trouve donc ici une forme de nom directement compréhensible par le Breton moderne. Cette forme date du XVe siècle et, encore plus remarquable, a été transcrite par quelqu’un qui semblait l’entendre sans la déformer, au contraire des deux autres.
Bon. Que le saint Graal nous garde des conclusions hâtives. Contentons-nous de marquer ce lieu d’un gros point d’interrogation, et changeons de secteur.
« La Mouline » est un village, situé dans une vallée non loin de Libramont.
Son nom indique, de manière évidente, la présence d’un moulin. Jusque là, rien de bien particulier. Les moines de Saint-Hubert construisirent, de fait, un moulin à eau dans cette vallée, à une époque qu’il devrait être possible de dater avec précision, à partir des archives de l’abbaye. Le village qui se forma à cet endroit prit le nom de « La Mouline », et voilà.
Ce qui devient amusant, c’est que, juste en face de La Mouline, sur l’autre versant de la vallée, se trouve un autre village, dont le nom, « Verlaine », évoque aussi le moulin, mais en celtique.
« Verlaine » vient de « (an) Velin-(ia) », ce qui se traduit précisément par « La Mouline ».
Nous voici donc en présence de deux « La Mouline », l’un celte, l’autre roman, situés de part et d’autre d’une rivière où un lieu-dit « Wé-Flinière » désigne, quant à lui, le « gué du moulin » (« wé-felin-iaria », littéralement « gué-la-mouline-lieu »).
Chronologiquement, les choses ont pu se passer ainsi :
D’abord, la construction d’un moulin à eau par les moines. Suivie par la formation du village de « Verlaine », dont les habitants lui donnèrent le nom celtique du moulin.
Et enfin, la fondation de « La Mouline », par des gens qui avaient encore le souvenir que « an velin » se traduisait non « le moulin », mais bien « la » mouline.
Ledit moulin a été édifié à un moment où l’on parlait encore gaulois entre Libramont et Neufchâteau, tandis que le village de « La Mouline » fut fondé à une époque où seuls, peut-être, quelques vieux conservaient encore le souvenir du wallo-celtique.
Il devrait être possible de dater ces trois événements, et donc de situer dans le temps l’extinction du gaulois dans cette partie de l’Ardenne où les noms de lieux celtiques sont nombreux.
Au bout du fleuve, le chêne et le moulin. C’est comme une chanson, un de ces chants qu’on chante ensemble autour du feu, et un instant, on se sent faire partie de l’arbre, de la vallée où coule la rivière et du ciel sans limites.
Et c’est cela que sont les noms de lieux. Le chant d’un pays où se trouvent le bois du loup, la vallée du castor, le gué du moulin, le renard et la belette.
Et les gens qui nommaient ce pays parlaient gaulois. Nous ne comprenons plus ces noms, mais leur son fait encore profondément partie de nous et ces noms, ces sons, de même que les vieux chants et les vieilles danses font partie intégrante de notre identité d’êtres humains.
Michel Donceel
Sources : Albert Carmoy : « Origine des noms de communes de Belgique »; F.Faléhun : « Perspectives nouvelles sur l’histoire de la langue bretonne ».
Cet article est paru dans le Canard Folk n°174 (septembre 1998)
Au bout du fleuve, le chêne et le moulin : réaction
Chers amis, je remercie Michel Donceel pour son article fort intéressant paru dans le mensuel n° 174 de septembre 1998 : « Au bout du fleuve, le chêne et le moulin ». Il m’apparaît cependant nécessaire d’y apporter quelques correctifs :
– 29ème ligne : à ce que je sache, « méandre » en breton se dit « kildroenn » (tro/dro : tourné; kil : revers, dos) et aussi « kammdroenn » (kamm : courbe).
– 44ème ligne : les étymologies qualifiant les Belges d' »hommes-sacs » ou de « gonflés » sont à abandonner totalement. Il faut rapprocher leur nom du théonyme BOLGIOS, BELGIOS dont l’étymologie est encore obscure mais vraisemblablement à rattacher à la racine BEL- porteuse du sens « brillant, éclatant ». Belenos : hypostase de l’Apollon gaulois (cf. Cl. STERCKX).
– 13ème ligne, 2ème colonne : pour ce qui est de « Draou », au pluriel, il faut lire « Traoù » et non « Draoù » (choses) mais « Tra » (« un tra » : chose, une chose). Idem pour « Traonienn », mais ici c’est l’inverse : « Traonienn, an Draonienn » mais … « Traoniennoù » ! Eh oui, c’est ça les mutations en breton !
– 19ème ligne : quant à « troonienn » ou plutôt « traonienn », il est toujours bien usité en breton moderne, et même plus que jamais (cf. Anjela DUVAL : Traoñ an Dour).
– 29ème ligne : pour « Kem-mel, cam-moel », « colline courbe », je me demande si ce ne serait pas le pétard qui serait courbe, des fois !
– 33ème ligne : que « Don » adjectif = « profond » : affirmatif ! Mais pas au substantif; ou alors, « Les cosaques du Don » !
– 2ème ligne, 3ème colonne : Ardenne : de l’irlandais « ardan », « plateau », « plateforme »; le celtique « ard » signifie en effet « haut », mais l’étymologie la plus vraisemblable pour « Ardenne » serait « Arduinna », la déesse celtique (belge) au sanglier. L’étymologie « arz », « ours » paraît moins probable.
– 2ème ligne, 3ème colonne : pour ce qui est de « Verlaine », il ne saurait être question de « An velin » mais « ar velin » ou plutôt « ar vilin ».
Quant à César (cacos ab Caesar !), César, ancien flamine de Jupiter donne grâce à son informateur éduen le druide DIVICACUS beaucoup d’informations sur nos ancêtres les Gaulois, seulement sur certains points César (et ce n’est pas sa faute) s’est trompé car il a considéré la culture gauloise (et donc les dieux gaulois) avec les yeux d’un Romain. Il a par exemple voulu voir des correspondances semblables entre les dieux romains et gaulois; s’il y a certaines similitudes, que l’on pense à Mercure ou à Apollon, il n’en reste pas moins que les dieux des Gaulois ne fonctionnaient pas comme les dieux des Romains (chez les Celtes, les attributs des dieux sont souvent interchangeables).
D’autre part, César n’avait pas connaissance de la tripartition fonctionnelle des Indo-Européens (et comment l’aurait-il pu ?) (Cf. en cela DUMEZIL).
Cela étant, les Celtes connaissent, comme tous les Indo-Européens, des classes sociales définies par des fonctions spécialisées :
– sacerdotale (prêtres ou druides). En Inde : les brahmanes
– guerrière (noblesse militaire). En Inde : les kshatryas
– productrice (les artisans). En Inde : les vaisyas.
L’erreur de César est celle d’un noble romain habitué à la distinction immédiate des patriciens et des plébéiens et qui n’attachait aucune importance à une classe sociale qu’il méprisait. Mais si elle assigne à chacun une place précise suivant son rang ou son mérite, l’Irlande ignore – comme devait l’ignorer la Gaule – la définition romaine des « artes liberales » opposés aux « artes serviles » (cf. Christian-J. GUYONVARC’H et Françoise LE ROUX : La civilisation celtique).
That’s all Folk !
Jacques van de Vloet
N.B.: Les chefs germains portaient souvent des noms celtiques, et ce n’est ni en latin ni en germain que le chef germain suève ARIOVISTE s’adresse à l’envoyé de César, mais en langue celtique.
Cette réaction à l’article initial est parue dans le Canard Folk n°179 (février 1999)