Les joueurs de banjo sont des prêcheurs ! C’est du moins l’impression qu’ils me laissent. De la scène ils ont haut proclamé les rêves du folk revival. Sillonnant les routes, invités des festivals, des folk clubs…, ils sont entrés dans notre imaginaire et ont partagé nos vies. Venu de l’Oregon si lointain, je me demande si Derroll Adams ne s’est pas installé en Belgique pour réconforter nos frères d’infortune, ceux qui dans ce monde cherchent une étoile pour s’orienter. Il a tissé tant d’amitiés sincères. C’est en voyageant que l’on réalise que dans ce cercle international, se retrouvent des gens de tous bords, pas spécialement des amateurs inconditionnels de la folk music des Etats-Unis, son pays natal qu’il avait d’ailleurs tendance à renier. Lorsque ces amis se retrouvent, ils se souviennent de lui avec émotion. Des sujets de conversation surgissent et ils se remémorent avec chaleur son humour, son intégrité, sa sagesse, sa non violence, mais aussi l’alcool, ses femmes, ses enfants abandonnés…
Entre 1958, année de l’enregistrement de «?Tom Dooley?» par le Kingston Trio (plus de quatre millions de disques vendus) et 1964, moment où les Beatles ainsi que d’autres groupes britanniques se sont imposés dans la musique pop des USA, le folksong et les chansons traditionnelles ont connu une popularité jusqu’alors inégalée. Sur les campus, cette vogue a amené des milliers de jeunes américains à s’accompagner d’une guitare ou d’un banjo, à s’inspirer d’authentiques interprètes, à se comporter, à penser d’une manière compatible avec la culture rurale, prolétarienne, ethnique…, à laquelle le folksong était sensé appartenir.
Entre 1958, année de l’enregistrement de «?Tom Dooley?» par le Kingston Trio (plus de quatre millions de disques vendus) et 1964, moment où les Beatles ainsi que d’autres groupes britanniques se sont imposés dans la musique pop des USA, le folksong et les chansons traditionnelles ont connu une popularité jusqu’alors inégalée. Sur les campus, cette vogue a amené des milliers de jeunes américains à s’accompagner d’une guitare ou d’un banjo, à s’inspirer d’authentiques interprètes, à se comporter, à penser d’une manière compatible avec la culture rurale, prolétarienne, ethnique…, à laquelle le folksong était sensé appartenir.
Ce post war folk revival était le résultat de l’orientation idéologique et du travail colossal des Lomax, Seeger, Sandburg, Warner… Les revivalistes avaient conscience que le folklore était une discipline qui, comme l’histoire, donnait une vision déformée du passé. Ils ne manquaient surtout pas de sincérité et avaient des visions politiques. Avec eux, comme ce fut le cas de Harry Smith avec sa célèbre Anthology of American Folk Music, l’art traditionnel était devenu un courant d’avant-garde.
Malgré toutes les contradictions inhérentes au folk revival des années 50 et 60, les gens qui ont suivi les chemins tracés par Woody Guthrie, Leadbelly, Pete Seeger…, ont cherché une ouverture sur un monde dans lequel il serait possible de vivre un idéal de vie communautaire. Si une partie du public a simplement trouvé dans la musique folk acoustique un moyen pour se distraire, d’autres ont empoigné un banjo à cinq cordes pour braver le monde. Le noyau dur des revivalistes était en quête d’un mode de vie alternatif, et à la recherche de modèles. Pour eux, le musicien le plus authentique était celui qui avait su intégrer dans sa propre expérience de vie, le contenu de sa production artistique: son histoire était vécue sa tragédie réelle. À l’inverse du clan «?académique?», ils n’ont pas regardé la musique traditionnelle comme une antiquité, mais plutôt comme une production artistique vivante émanant du peuple, capable de s’adapter à la vie actuelle, et de réellement agir sur nos contemporains, pour les aider à vivre ensemble et à exprimer de nobles idéaux. Derroll a appartenu à cette génération d’avant le Kingston Trio, sans qu’il soit nécessaire qu’il provienne d’une obscure communauté appalachienne.
En 1993, lorsque Anvers a été désignée capitale culturelle de l’Europe, Derroll avait pratiquement mis fin à sa carrière musicale. Le slogan lancé par les instances culturelles de la ville, annonçait ceci?: « Must we suffer for art, and if yes, who exactly? ». Cette question m’a immédiatement interpellé. C’est bien à Anvers qu’il a passé la seconde moitié de son existence. Dans ce lieu, il a payé le prix de sa liberté d’artiste.
On sait que dans le domaine de la musique old time, bien rares sont ceux qui ont réellement pu prétendre mener une réelle carrière professionnelle. Lui aurait-il été facile de se compromettre dans un autre jeu?? Absent des hits parades, Derroll n’était pas un commerçant. Ignorant les conventions musicales, il n’était pas non plus un professeur, mais plus d’un le traitaient en maître.
Lors de notre première rencontre, je découvrais un adulte préoccupé d’art et qui n’était pas un dogmatique emmerdeur. Le personnage était libre, imperméable au sérieux des adultes et aux règles établies.
Si l’art a une utilité, Derroll nous a encouragé. Il nous donnait des repères pour nous aider à nous trouver. Sa simplicité et son talent avaient une envergure peu commune. Dans ses chansons mélancoliques il nous parlait d’espoir, celui d’avoir la force de résister, d’être nous mêmes authentiques.
Un musicien ou un instrument n’existent pas par eux-mêmes, car ils sont trop en corrélation avec leur environnement. A l’exception des Etats-Unis et de l’Angleterre, le banjo à cinq cordes a été un instrument assez obscur et délaissé de la culture musicale. Il n’est donc pas étonnant que le public européen souffre en ce domaine d’un manque de références. Fait-on bien la différence entre les différents types (5 cordes, ténor…) et styles (folk, jazz..) de banjos qui peuvent se présenter, créant parfois une grande confusion. Dans ce contexte, analyser le style d’un instrumentiste peut s’avérer une entreprise assez délicate.
En ce qui concerne Derroll Adams, il n’est pas vraiment nécessaire de répéter une fois de plus ce qui est déjà écrit à ce sujet dans l’article édité en 2003 par Old Time Herald. Pour un banjoïste, la séquence vidéo enregistrée pour le site www.derrolladams.com résume clairement ce qui est le plus spécifique à son style?: un rythme de base que Pete Seeger appelle basic strum ou frailing, mêlé de double thumbing et d’une ornementation crée par des hammer on et pull of de la main gauche. Il utilisait quelques accordages, d’usage courant (sauf peut-être pour la première corde en E et seconde corde en Bb pour s’accorder en Gm).
Le banjo américain regorge de personnalités éblouissantes et porte à l’avant scène quelques phénomènes d’exception, capables techniquement de vous couper le souffle, mais Derroll a su conquérir son public avec des moyens beaucoup plus simples. Ses meilleurs enregistrements (son disque « Portland Town ») sont jalonnés de respirations, de silences, de temps de réflexion. Malgré son dénuement musical, combien de ses fans n’ont-ils pas réécouté ses disques jusqu’à l’usure.
Pour ces amateurs, l’imitation de sa technique est probablement peu abordable. Joué par un autre que lui, cela risque inévitablement de perdre de sa substance. Sa voix et son banjo allaient tellement de concert, que ce dialogue est inimitable. Il parlait de son Winsor comme d’un frère?: « …it’s my brother ». Au plus profond de la dèche il ne s’en serait jamais séparé, comme liés par le sang. Il affirmait également qu’il ne pouvait pas chanter sans son banjo. Isoler ces deux éléments me parait personnellement peu profitable. Derroll ne jouait pas d’instrumentaux sur scène et ne cherchait pas à reproduire la mélodie exacte de ses chansons?: le banjo lui servait d’accompagnement.
Bien qu’il ait, au début de son apprentissage, subi l’influence du banjoïste Bascon Lamar Lunsford, des vedettes de la première génération de la country music commerciale, comme la Carter Family, Jimmy Rodgers, ou Hank Williams…, sa technique, toute en simplicité, lui venait vraiment de l’intérieur, de la seule nécessité de s’exprimer. Pure émotion, dénué d’élaborations harmoniques, son jeu trouvait toute son efficacité dans des convictions plus fortes que ses idées. Tout sort de l’intérieur, de ses secrets peut-être?? Pour moi, l’imiter c’est le remplacer?! Analyser ou écrire sa musique n’a pas beaucoup de sens, car il ne la pensait certainement pas d’une manière rigoureuse. On n’interprète pas du Adams comme du Bach, car l’homme et son spectacle sont simplement indissociables. Il s’intéressait aussi à la musique Japonaise, au zen, au bouddhisme et avait pratique le Jiu-jitsu, s’offrant des sources d’inspirations dans des univers musicaux peu habituels pour un banjoïste.
Son style, du old time, est original. Il avait vite fait de résumer son approche technique et prétendait que l’on pouvait facilement en maîtriser tous les éléments. La simplicité — apparente — de son jeu le rapprochait de son public, mais il savait qu’il était inimitable, comme un magicien qui explique un tour de passe-passe. En fait, si on voulait comparer l’œuvre de Derroll avec celle d’un peintre, on avancerait des noms tels que Gauguin, Van Gogh ou Matisse. Ce dernier avait finalement épuré son style et renoncé à l’enseigner, trouvant cette tâche impossible, en tout cas dans une institution.
J’avais déjà vu Derroll sur scène dès la fin des années 60, à Louvain et ailleurs, et avais pu discuter avec lui en coulisses, mais ma première visite chez Derroll et Danny, à Anvers, est un jour que je ne suis pas prêt d’oublier. Après avoir localisé son adresse sur un plan de la ville, j’avais enfin quelqu’un à qui parler de ce qui me passionnait. Je pratiquais le 5 cordes depuis des années, mais je n’avais encore jamais pu examiner de tout près le mouvement précis des doigts (frustration belge?!). Il m’avait donné son numéro de téléphone et invité chez lui lors d’une représentation au centre culturel de Auderghem, mais il m’avait encore fallu être très patient avant d’obtenir un premier RV — par l’intermédiaire de Danny — entre deux tournées. Derroll était abstinent et semblait connaître un moment de grand bonheur personnel et familial. Rebecca venait de naître. En plus qu’il était un banjoïste professionnel (un véritable extraterrestre), j’admirais sa victoire sur l’alcool, sa répulsion pour la guerre, son esprit ouvert. Ce petit monde vivait dans une grande et unique pièce ou nous avons bu du thé sucré au miel, et parlé longuement avant d’ouvrir la précieuse boîte qui contenait son nouveau Framus. C’est là qu’il m’a expliqué sa manière de faire, en insistant sur son goût pour la simplicité et son penchant pour l’expérimentation, rien à voir avec l’effervescence du bluegrass que je pratiquais à l’époque. De l’énergie il en avait pourtant à revendre. Il jouait « Muleskinner Blues » up tempo, d’une main tatouée, implacable et ferme. Pas d’onglets métalliques, mais de solides ongles, polis sur la partie rugueuse d’une boîte d’allumettes « Union Match ».
J’avais des yeux comme des soucoupes lorsqu’il a commencé à me parler de Woody Guthrie et de Mike, Peggy et de Pete Seeger. Sur une étagère je convoitais discrètement quelques disques que je n’avais pas encore pu ramener de Londres. Plus tard il m’a donné l’adresse de Tracy Schwarz, qui à l’issue d’un voyage dans une tempête de neige m’a accueilli dans sa ferme de Pensylvanie. En fait Derroll m’a envoûté pour quelques années… Inconsciemment essayais de marcher comme lui, calmement…
Il m’a offert « Feeling Fine » et j’ai sacrifié un plat en cuivre — un cadeau de mariage de mes parents — pour me confectionner une boucle de ceinture identique à celle qui était illustrée au verso de la jaquette du disque. Mon frère et moi avions un duo, «?Les Frères De Smaele?», et plusieurs fois Derroll est venu à Mons ou nous organisions des concerts. (J’ignorais qu’il s’était déjà produit à Mons, quelques années auparavant, à une époque où j’étais trop jeune pour sortir la nuit). Quel plaisir d’aller le chercher à pied à la gare, quelle fierté de porter son étui, de l’inviter chez nous. Il a mangé de la tarte dans la boulangerie de nos parents, eux qui avaient étés sauvés par les Américains à la fin de la guerre. Il a laissé tant de bons souvenirs dans notre région. Une fois, dans un petit club, il a si bien bercé son public de ses histoires, qu’ils n’arrivaient plus à se relever. Oh my goodness !
Tard dans la nuit, après le concert, des amis l’ont reconduit en voiture à Anvers. Ce soir là, son fils Vincent l’avait accompagné, mais il n’était plus resté fidèle à son jus d’orange… C’est le début d’une autre histoire …
Gérard De Smaele
Septembre 2005