C’est la question que l’on ne se posait plus vraiment, en 1914. Cette année-là, l’Almanach illustré du Soir y consacrait deux pages, dont nous extrayons ce qui suit.

 

C’en est fait. On danse le Tango dans les salons. Et c’est l’événement mondain de la saison. Tous ne sont pas encore ouverts, sans doute, à la célèbre danse exotique. Mais quelques-uns, déjà, et non des moins difficiles, l’ont adoptée. C’est le moment d’examiner ses titres. Faut-il danser le Tango ? a-t-on demandé à quelques-uns de ceux – gens du monde, artistes, voire maîtres de danse – qui connaissent mieux le Tango.

Il faut d’abord savoir qu’il y a Tango et Tango. Il y a le Tango espagnol et le Tango argentin, celui-là sans doute l’ancêtre de celui-ci, celui-là encore d’un caractère plus brutal que celui-ci, mais celui-ci, par sa modération même, seul recevable dans un salon. C’est du moins ce qui ressort nettement de quelques réponses … espagnoles.

« Je suis Espagnole, écrit Madame Manuel de Yturbe, notre Tango est tout différent et on ne le danse pas dans les salons. »

Et c’est le sentiment de deux peintres espagnols, MM. Ribéra et Zo. « Le Tango espagnol est dansé par une personne seule, précise M. Ribéra. L’argentin est une danse prétentieuse, je lui préfère beaucoup les danses espagnoles (agarrado), qui sont délicieuses. » Et M. Zo : « Je ne connais que le Tango dansé par les gitanas de Grenade et de Séville. Son charme est spécial, mais le rend aussi très difficile à danser dans un salon ! »

M. Pierre Margueritte : « Le Tango est une danse excessivement jolie si elle est très bien dansée avec calme et sans mouvements brusques, mais en France elle n’est que très rarement ainsi présentée et le vrai Tango est celui qu’on ne peut danser dans les salons. »

M. de Bermingham montre encore plus d’indulgence pour le Tango argentin. « Le véritable Tango, déclare-t-il, est une danse andalouse d’un grand caractère, mais qu’on ne pourrait pas danser dans le monde. Le Tango argentin en est une adaptation très atténuée, adaptation fort gracieuse en vérité, dont le charme est fait de souplesse, d’une certaine langueur des mouvements et d’un certain balancement qui rappelle les danses orientales. »

« Pourquoi j’aime le Tango, écrit M. Ramon Fernandez, c’est qu’il correspond à un besoin réel de délassement harmonieux. Si j’ajoute que le rythme m’en semble exquis et la musique émouvante pour quelqu’un de race castillane, le secret du charme que je trouve au Tango vous sera dévoilé. Tous les Tangos se ressemblent quant aux figures; la grande différence gît dans la manière de danser. Je vous dirai que je réprouve le piétinement sur place avec mille contorsions, fausse interprétation qui a nui au vrai Tango qu’on taxa longtemps et bien à tort de « danse indécente » ! Pour bien danser le Tango, il convient, il me semble, d’accomplir une promenade rythmée et souple avec des pas très déliés et tout cela point trop lentement. »

. Soto, qui d’ailleurs est Argentin : « Le charme particulier que je trouve au Tango est que c’est l’unique danse que son doux rythme permet de faire sentimentale. Il n’y a qu’un Tango, mais on le danse quelquefois de différentes façons. Pour bien le danser, il faut tâcher de ne pas remuer le corps en laissant plus de liberté aux jambes. »

Mme Rémy Salvator y retrouve quelque chose du menuet : « Ce qui fait le charme du Tango ? Mais d’abord le charme de la danse ! et puis c’est enfin autre chose que le monotone boston. Avec le Tango et ses figures un peu compliquées nous avons l’illusion de danser une vraie danse, presque un menuet ! Il n’y a pas Tango et Tango, mais beaucoup de manières de le danser et il faut avoir la bonne. »

Enfin un professeur de Tango : « Je crois que le Tango doit son grand succès à so beau rythme musical. On croit à tort que la musique en est langoureuse à l’excès et très lente ! Les derniers Tangos arrivés d’Argentine sont vifs, brillants, très nets et si chantants qu’ils font pressentir les pas du Tango. Le Tango est « Un », car tous les Argentins et professionnels le dansent de même. Il est le roi de cette saison. »

(paru dans le Canard Folk d’octobre 2002)