Le texte ci-dessous est tiré du roman « Le fils du capitaine » de Nedim GURSEL.(Seuil, 2016)
Ecrit à la 1ère personne, il narre, du point de vue d’un vieux monsieur turc, son enfance, sa jeunesse (traversée par des bouleversement politiques), et un peu sa vie d’adulte ( devenu journaliste et ayant beaucoup voyagé). Plein d’humour et marqué d’un grand amour pour Istanbul, il nous plonge dans les années 1930 à ??. Des références aux auteurs et poètes turcs émaillent le récit.
Le passage ci-dessous raconte une des soirées – très arrosées – organisées par le père (militaire, capitaine devenu ensuite colonel) du narrateur.
M-L Carels
Quand j’évoque, maintenant, les beuveries des frères Dalton orchestrées par mon père, une image surgit de ma mémoire. Ce n’est pas une photo en noir et blanc oubliée dans un vieil album, mais un souvenir bien réel
Un soir, l’auberge de Muhtar accueillit un orchestre, que mon père avait peut-être commandé «par la voie hiérarchique ». Les quatre musiciens étaient aussi soûls que nos quatre acolytes. On voyait au premier coup d’œil qu’ils tenaient une bonne cuite. Muhtar leur avait servi un double raki et des mezzés. Tout en buvant, ils interprétaient des mélodies arabes venues du Hedjaz et de la musique turque. À l’époque, je n’étais pas à même d’apprécier les nuances subtiles de ces accords, mais la musique orientale m’était assez familière. Elle me paraissait plus profonde et plus captivante que «Le chant des oiseaux se répand dans les vallées », elle avait quelque chose d’envoûtant. Je ne comprenais pas la moitié des paroles, mais cela créait un mystère et chatouillait ma curiosité.
Les musiciens étaient insolites, ils semblaient venus d’ailleurs. Leur émotion était contagieuse. Parfois les clients de l’auberge reprenaient le refrain. J’avais l’impression que le portrait d’Atatürk accroché au mur, en smoking et sans sabre, battait la mesure. Ses yeux bleus nous considéraient avec bienveillance. Il semblait encourager les musiciens en leur disant: «Allez, mes braves!»
S’il avait, comme à son habitude, tenu un verre de raki, il aurait sans doute été plus convaincant, mais hélas! il n’avait même pas une tasse de café. Sucré, comme il se doit. Gazi pacha ne tenait rien dans les mains, ce n’était pas lui, mais les musiciens qui galvanisaient le peuple. L’auberge de Muhtar, toutes voiles dehors, voguait sur les eaux du lac et faisait route vers le pays des rêves.
Le violoniste était un petit Tsigane tout menu, qui riait de toutes ses dents. L’une de ses incisives était couronnée d’or, ses cheveux avaient blanchi prématurément, sa barbe blanche avait des reflets gris et ses doigts, qui couraient sur le violon, étaient basanés. En traînant dans les auberges rustiques d’Anatolie, les tripots, les bars et les boîtes de nuit, il avait vu toutes sortes d’ivrognes, de matamores et de femmes peinturlurées. Peut-être était-il, comme le musicien de Chagall, monté sur les toits pour jouer du violon. Oui, c’était bien un Tsigane. Appelons-le Dent en or.
Contrairement à Dent en or, le joueur de kanun* était obèse, mais ses doigts étaient effilés. Il gardait les yeux baissés sur les cordes de son instrument. Quand, sur la table encombrée de mezzés, il n’y avait pas assez de place pour le poser, il le plaçait sous son ventre au risque de l’écraser. Avec les médiators fixés à ses doigts par des anneaux, il semblait frapper la caisse et non les cordes. On aurait dit que chaque coup «ravivait une ancienne blessure».
Le joueur de tambourin, perché, tel un oiseau captif sur la chaise voisine était tout aussi tourmenté. La peau du tambourin qu’il tenait coincé entre sa cuisse gauche et son aisselle droite menaçait de se rompre tandis que ses doigts se trémoussaient comme ceux d’une vieille dactylo tapant sur son clavier. Il ne regardait jamais son instrument. Les yeux dans le vague, il était plongé dans son rêve.
Le plus élégant des quatre était le joueur de zuma*. Massif comme le joueur de kanun, il portait costume et cravate. Il écartait bien les jambes et son sexe gonflait son pantalon: on avait l’impression que les boutons ne tarderaient pas à sauter et que toute la marchandise allait se répandre. Quand il soufflait dans son instrument, ses joues s’enflaient et le faisaient paraître plus gros. Ses yeux injectés de sang roulaient sous les sourcils noirs, cherchant où se poser.
Alors que nous étions tous sous le charme de la musique, la zuma se tut soudain, suivie de tous les autres instruments. Il y eut un instant de silence. On aurait cru la fin du monde. Et là, soudain, Dent en or attaqua la «Marche turque» de Mozart. Je ne sais pas si c’était mon père qui avait ménagé cet intermède ou le Tsigane qui voulait nous faire une fleur, mais je vois encore l’expression de stupeur de l’assemblée. La «Marche turque» emplit l’auberge de sons inattendus. Les autres clients, perplexes, ne savaient comment réagir. Mais nos quatre lascars, «tirant parti de la situation », se mirent à taper en cadence sur la table. La bouteille de raki, les verres effilés et les assiettes chargées de mezzés commencèrent à trépider à grand fracas.
Le chat galeux qui traînait sous la table, entrant lui aussi dans la danse, poussa des miaulements aigus auxquels firent écho les hurlements des chiens qui rôdaient alentour. Muhtar, quittant sa cuisine,,vint allonger un coup de pied au matou pour le faire taire. La Girafe tenta de se lever, mais mon père le força à se rasseoir, puis il gagna le milieu de la pièce d’un pas résolu, comme s’il montait à l’assaut de Vienne. Sur un signe de Dent en or, l’orchestre attaqua la «Marche des janissaires». Les musiciens se mirent à hurler à l’unisson: «Ton bisaïeul, ton grand-père et ton père / tout le peuple turc est héroïque / ses armées / depuis bien longtemps / ont apporté la gloire / au monde.»
On sait que le procureur, se prévalant de son titre et s’appuyant sur l’étymologie, avait, peu de temps auparavant, soutenu que les Turcs descendaient d’un ours. Mais là, on n’était pas au tribunal, on était attablés devant un verre.
Se levant soudain, le procureur saisit le bras de mon père et ils s’ élancèrent tous deux, deux pas en avant, un pas en arrière, avant de s’étaler de tout leur long au milieu des ovations. Je ne me rappelle pas très bien s’ils sont tombés pour de bon ou s’ils ont fait semblant. Mais je revois les musiciens, sous l’impulsion de Dent en or, attaquer le répertoire de la région d’Izmir et nos deux compères danser en écartant les bras et en balançant les jambes tandis que tandis que l’orchestre jouait «Les Peupliers d’Izmir». C’est ainsi, bras dessus bras dessous, qu’après le coup d’État du 27 mai ils ont réglé leur compte aux anciens dirigeants.
Les années ont passé et je ne suis pas retourné chez Muhtar. Je n’ai jamais revu les musiciens.
J’ai parfois songé à Dent en or en écoutant du Mozart dans les salles de concerts les plus prestigieuses d’Europe. Je n’ai jamais dit à personne pourquoi je me mettais parfois à rire sans raison apparente. Si j’avais ouvert mon cœur, personne ne m’aurait compris. Il était temps que je m’en explique.
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Le Hedjaz ou Hijaz est la région ouest de la péninsule arabique
Zurna : sorte de hautbois, à pavillon évasé
Kanun : grande cithare sur table à caisse trapézoïdale
(article paru dans le Canard Folk de février 2020)