L’occasion s’est enfin présentée, en ce mois d’août, de rencontrer Gérard De Smaele, « le »spécialiste belge du banjo à cinq cordes. Récit d’une rencontre-interview sur le temps de midi à Bruxelles.
Marc Bauduin
Né à Jemappes dans une famille flamande en 1951,Gérard De Smaele découvre en 1966 le banjo-guitare grâce à un musicien d’un skiffle band. Les rares disques folk américains qu’on trouvait en Belgique, notamment de Pete Seeger, étaient cependant joués au banjo à 5 cordes : c’est donc cet instrument qu’il s’achète à Bruxelles l’année suivante, pour l’apprendre en autodidacte et, au fil de ses voyages (cours avec Roger Sprung à New York, …) et rencontres (l’incontournable Derroll Adams à Anvers), en devenir « le » spécialiste belge. Ce passionné a peu utilisé son diplôme de licence en éducation physique : musicien professionnel avec son frère René (les « Frères De Smaele ») pendant une bonne dizaine d’années jusqu’en 1988, il suit alors dès 1995 des cours de reliure manuelle et est engagé à l’Albertine. Il y relie et restaure des œuvres sur papier au cabinet des estampes (au dessus des appartements de Charles de Lorraine !), ce qui lui donne l’occasion de voyager de temps à autre pour des expositions … et c’est le bonheur lorsqu’un voyage a pour but les États-Unis, avec possibilité de le prolonger de quelques jours pour voir un festival, un musicien, un collectionneur, … Ainsi en 1992 à Washington il retrouve Joël Bailes, et à Philadelphie Saul Broudy, qui s’étonnent qu’il ne fasse plus de musique. Le moment était venu de s’y remettre.
Lors de notre rencontre en ce mois d’août, Gérard De Smaele est intarissable. Hyper motivé pour transmettre l’état d’esprit de cette musique traditionnelle véhiculée par le banjo à 5 cordes, il ne ménage pas ses efforts,comme pour la réalisation du documentaire « A Banjo Frolic » et l’exposition au MIM en 2003-2004.
Un jour, encore étudiant à Louvain, j’avais vu une publication du Musée Instrumental (qui n’était pas encore le MIM) qui contenait quelques grosses erreurs sur le banjo. Je les ai contactés pour le signaler. Cela s’est terminé par la publication d’un bulletin consacré au banjo à cinq cordes, publié en 1982 à 1.000exemplaires, apparemment vite épuisés. Ce n’est que presque 20 ans plus tard, en téléphonant au MIM pour me procurer des exemplaires, que j’ai appris que le musée avait jadis oublié de payer la facture de l’imprimeur : les exemplaires restants étaient encore chez l’imprimeur, et le musée voulait les vendre. C’était l’occasion de monter une exposition, la première montée au MIM.
Gérard De Smaele sera partiellement détaché au MIM qui dépend du même ministère que l’Albertine)pendant environ un an pour s’occuper de l’expo. Cette première expérience pour le MIM ne fut pas une sinécure ! Le musée n’ayant pas encore beaucoup d’expérience en ce domaine et peu de budget pour exposer d’anciens instruments, Gérard propose que des luthiers contemporains qui s’inspirent d’anciens instruments exposent leurs réalisations. C’était l’occasion rêvée d’inviter des maîtres comme Mike Seeger, Bob Carlin, Tom Paley, Ulf Jagfors (un chercheur suédois assisté de Daniel Jatta) … et peut-être prévoir un documentaire ?
J’avais déjà été plusieurs fois dans des festivals américains, et j’ai au fil du temps eu beaucoup de contacts là-bas depuis 1976. Alors que je lui téléphonais depuis Union Grove NC, le réalisateur Patrick Ferryn (qui n’est pas spécialisé en musique) me dit : « au fond,j’aimerais y aller avec toi pour filmer ». C’était ce qu’il fallait pour l’expo, mais je ne savais pas encore tout ce que cela nécessiterait comme travail.
Mais faire un tel documentaire coûte cher. Le MIM n’avait pas la possibilité d’intervenir financièrement, et Gérard ne trouve personne en Belgique pour le subsidier … excepté, finalement, le service culturel de l’ambassade américaine. Cela permet de payer les déplacements, quelques hôtels et les frais de studio.Gérard fait le plan du voyage, planifie les visites,prépare les questions. Au retour en Belgique, il liste et décrit les séquences, et les choisit. Patrick Ferryn les assemble, et un travail de studio est encore nécessaire pour synchroniser le son et les images. « A Banjo Frolic »passe en boucle durant l’exposition, du 15 octobre 2003 au 14 mars 2004.
Plus tard, après la rencontre du manager d’Elderly Instruments à la « Banjo’s Collector Gathering », le dvd est placé bien en évidence sur le catalogue d’Elderly Instruments (la page d’accueil du site). Elderly est un gros marchand américain de disques, d’instruments etde vidéos. Le succès est immédiat. Il reste pourtant la question des droits d’auteur à clarifier, un véritable casse-tête. C’est finalement Frémeaux, en France (N.B.:qui a aussi publié l’anthologie de la musique traditionnelle française et le coffret « Banjo »), qui apportera la solution en aidant Gérard dans ces démarches compliquées et en payant même une partie des droits. En conséquence, ke générique du dvd est refait, et le dvd peut désormais être vendu dans le monde entier. Aux USA il est distribué par Harmonia Mundi et on le trouve notamment sur les sites d’Elderly Instruments et de County Sales.
J’aimerais continuer encore un peu à publier, mais ce ne sera peut-être pas possible avec ce qui est actuellement prêt. Trois autres cd attendent pour compléter le coffret sorti l’an passé chez Frémeaux. La sélection est formidable, mais les droits d’auteurs sont plus difficiles car les enregistrements plus récents (moins de 50 ans)tombent sous d’autres lois. En fait le projet initial présenté à Frémeaux comportait 5 cd, une anthologie plus complète scindée en deux parties articulées autour du grand folk revival déclenché en 1958 par l’enregistrement de Tom Dooley par le Kingston Trio, un traditionnel collecté par les Warner chez Frnk Proffit …
Le but de ces publications est que le public de chez nous dispose enfin de suffisamment de repères, de points de comparaison pour cet instrument. Qu’on ne vienne plus nous embêter avec tous ces gens qui jouent au cow-boy. Qu’on sache que cette musique est profonde humainement et qu’elle véhicule un certain état d’esprit,une mentalité qui peut aider l’homme moderne. Qu’on ne se limite pas à ceux qui jouent en costume cravate dans les hôtels 4 étoiles. Elle nous montre de quoi sont capables des hommes ordinaires éloignés du show-business, ce qu’était la musique populaire avant la radio et les disques … Il y a tant d’émotion chez ces gens.Cela nous éloigne aussi de tant de clichés sur les États-Unis …
Sur scène, j’ai toujours voulu montrer ce qu’est le banjo, ce qu’est la musique folk américaine. Mais il est nécessaire de montrer ses sources, les originaux. C’est ce qui m’a poussé à réaliser cette brochure pour la Médiathèque, actuellement disponible en ligne. C’est pourquoi aussi j’ai fait beaucoup de radio dans les années 70 et 80 principalement, j’y venais avec mes piles de disques. Le banjo est très peu connu ici, les gens n’ont pas de références.
Parlons un peu de country et de bluegrass, par le biais d’une anecdote.
J’avais acheté en 1978 un banjo Gibson Mastertone de 1934. C’est un instrument d’orchestre. Ayant abandonné le bluegrass, je le trouvais finalement trop bruyant. Je l’ai donc revendu. Mais l’acheteur ne s’en servait pas, et m’a récemment demandé de lui trouver un amateur. En février de cette année, je l’ai apporté en Caroline du Nord à Jim Mills, un professionnel (consacré 4 fois meilleur banjoïste, membre de l’orchestre de Ricky Skaggs et accompagnateur de Dolly Parton) qui habite dans une magnifique et énorme maison en bois dans la région de Raleigh NC. Il collectionne les banjos 5 cordes originaux. Ces Gibson sont fort rares (il est plus fréquent de trouver un manche ténor 5 cordes ou plectrum sur les spécimens d’avant-guerre), mais ils sont la référence en bluegrass. Le mien était un archtop avec manche copié … mais stop, nous allons entrer dans une longue discussion de spécialistes.
Les premiers enregistrements de banjo étaient d’une part des collectages à fins didactiques (la Library of Congress et l’université de Chappel Hill en conservent heureusement une collection fort importante), d’autre part de la musique de la campagne sélectionnée pour attirer les acheteurs et promouvoir les spectacles. Cela a pris de l’extension, et est devenu l’industrie de la musique country vers la guerre de 40.
Le bluegrass est resté un peu l’esprit artisanal de cela,une niche à part. Mais il y a un peu de tout, du bon et du moins authentique. Personnellement je pratique essentiellement le Old Time. Le monde est malheureusement divisé. Ce qui importe c’est les bons sentiments et l’émotion qui touche le public? Il faut idéalement voir les artistes sur place, devant leur auditoire, aux États-Unis. On y ressent un courant difficile à expliquer ici en Belgique. Et rappelons quand même que dans le country commercial moderne il n’y a quasi pas de banjo.
Bon, Gérard, mais pourquoi diable fallait-il une cinquième corde ? Est-ce qu’avec un autre instrument on aurait pu imaginer arriver au même résultat ?
Ah non, il faut cette corde à part, plus courte, plus aigüe, qui fait toute la différence. Cette configuration vient de ces cirques, ces théâtres, l’Afrique, et s’est transmise aux musiciens blancs qui se sont inspirés des Noirs des plantations, et il a donné une couleur africaine à leur manière de jouer. Au début du Minstrel Show, des musiciens se sont même grimés en noir et africanisaient des musiques européennes. Grâce à ces troupes ambulantes, c’est la première fois aux USA qu’une musique devenait tellement populaire, suscitait un tel engouement. Ces troupes ont joué dans des régions plus isolées du Sud, dans des communautés d’origine européenne (Grande-Bretagne, Irlande, …) qui mettaient alors leurs ballades et leur répertoire dans ce moule, provoquant un mélange extraordinaire.
Pour revenir à l’instrument : le banjo classique, en vogue après la guerre de Sécession et jusqu’à la première guerre mondiale, a une autre couleur. Le banjo ténor à 4 cordes peut être utilisé par les violonistes car il s’accorde en quintes, il parle plus aux Européens. Et quand on a mis des manches de guitare sur des banjos (les banjos-guitares) pour avoir un manche un peu moins mystérieux, cela avait aussi une autre couleur. En fait le banjo américain est à l’origine conçu avec une chanterelle. Il existe une série de techniques de jeu qui fonctionnent uniquement avec 5 cordes. Quand on frappe par exemple les cordes, le pouce suit automatiquement et tombe sur la cinquième,qui fait bourdon.
PUBLICATIONS
Gérard DE SMAELE, Banjo à cinq cordes, Histoire et informations pratiques à propos de la documentation,Bruxelles, Musée Instrumental, 1983, 97 p.
– id., Banjo à cinq cordes, Point de vue organologique, Fauroeulx, chez l’auteur, 1984, 73 p.
Etienne BOURS et Gérard DE SMAELE, Le banjo américain, Bruxelles, La Médiathèque, 2002, 38 p.(actuellement sur le site de la Médiathèque)
– In Old Time Hearld, Carrboro, North Carolina, Gérard DE SMAELE, Patrick FERRYN, Tucker ZIMMERMAN, Remembering Derroll ADAMS, Vol. 8/2, Summer 2003,p.24-32
Banjo au MIM, publication relative à l’exposition « Banjo ! « , MIM du 15 octobre 2003 au 14 mars 2004,Musée des Instruments de Musique, Bruxelles
DISCOGRAPHIE : American Folk Music
Forgotten Soldier Boy, MD-LP-0051, 1979, Les Frères De Smaele, chez Dickencheid, (dédicacé par Derroll ADAMS). Gérard et René DE SMAELE, Guy CABAY (épuisé)
Back Door, GDS-CD-001, 2001 ( dédicacé par Pete SEEGER).
Solo Texas ?, GDS-CD-002, 2002 (dédicacé par Didier MELON) – enregistré par la RTBF pour l’émission « Le monde est un village ». Gérard DE SMAELE, Wiet Van De LEEST (du groupe RUM),
René DE SMAELE Sally Ann, GDS-CD-004, 2002 (dédicacé par Etienne BOURS – conseiller musical à la Médiathèque). Duo banjo-fiddle avec Gérard DE SMAELE et Joel BAILES (Washington DC)
Cornfields, GDS-CD-004, 2003. Gérard DE SMAELE, Wiet Van De LEEST, René DE SMAELE et Saul BROUDY (de Philadelphie – harmonica – docteur en folklore et ex-musicien de Steve GOODMAN). Disque subsidié par la Direction Générale des Affaires Culturelles de la Province de Hainaut.
Tears of America, Laments, sorrow, sadness, American Folk Songs and Banjo tunes, GDS 005, solo,dédicace Marcel Leroy (journaliste au journal e Soir).
Coffret « Banjo, 1901-1956 » chez Frémeaux & Associés, 2009, 2 cd.
EMISSIONS DE RADIO
Nombreuses émissions en Belgique dans les années 70 et début 80 + TV (Anne Magermans, Francine Arnaud,Georges Pradez, etc)
De 1999 à 2002 :
– Fréquence Wallonie (Dominique LEJEUNE)- 3 émisions de 50’
– Musique 3, Transmusicales (Anne MAGERMANS)- 6 émissions de 60’
– Radio 3 et Klara, Een oor op de wereld ( Paul RANS)
-2 émissions de 45’- RTBF – La Première, America (Malika BEN BRAHIM)
-rediffusion de toutes les émissions réalisées sur Musique3, Le Monde est un Village ( Didier MELON )
Rencontre-exposé sur le banjo à la Médiathèque du Passage 44, janvier 2010.
A Banjo Frolic : parallèlement à la préparation de expodu MIM, Gérard DE SMAELE a produit – avec le réalisateur belge Patrick FERRYN – un documentaire filmé sur le banjo à cinq cordes. Tourné en mai 2003 grâce à une bourse accordée par le Service Culturel de l’Ambassade des Etats-Unis. Ce vidéo-film a été présenté en boucle dans le dvd « A Banjo Frolic ! » et est disponible chez Frémeaux & Associés (FA4020)www.fremeaux.com.
(paru dans le Canard Folk d’octobre 2010)