Nous vous avons présenté en avril son excellent cd “No Silence” sorti chez Greentrax, et c’est grâce à lui que nous avons découvert le groupe Feast of Fiddles présenté le mois dernier. Après cinq décades de carrière musicale, le chanteur, compositeur et multi-instrumentiste écossais (au moins en partie) a certes beaucoup de choses à dire. Nous lui avons donc posé quelques questions. C’est son épouse Jacqueline France, reporter et productrice qui a travaillé à la BBC, qui a réalisé l’interview et transcrit les réponses de Brian. Lesquelles ont été ensuite traduites par Emilie Bauduin.
Marc Bauduin
Q: En français, nous utilisons différents mots « folk, trad, roots, world music ou musiques du monde » pour des notions assez semblables, mais il n’y a pas de consensus sur leur signification exacte. Quelle serait votre définition pour chacun de ces mots ? Pensez-vous qu’il y ait dans votre pays un consensus sur leur signification ?
R : Tout d’abord, il s’agit de concepts similaires, que tout le monde n’emploie pas de la même façon. Je dirais que le « folk » est un concept qui est vraiment né autour des années 1900, quand les grands collecteurs ont commencé à étudier les traditions nationales dans le monde entier. Je pense que Cecil Sharp, Maud Karpeles et d’autres du même genre parlaient de collecter la folk music, c’est-à-dire tout simplement la « musique du peuple » en anglais. Le terme « folk » s’est alors développé en même temps que le terme « musique folk », qui faisait référence à tout ce qui pouvait se jouer en dehors d’une salle de concert avec une guitare ou un banjo. Cela pouvait même être aussi simple qu’un accompagnement.
« Trad » renvoie à la « musique traditionnelle » et a une définition plus précise. Le terme désigne n’importe quel morceau ou chanson dont on ne connaît pas le compositeur et qui appartient donc à tout un groupe de personnes. Ce groupe peut être une nation, une communauté linguistique, voire un groupe défini par la classe sociale. Par définition, le trad englobe le folk et la zone grise où les deux concepts se chevauchent est énorme.
Le « roots » est un phénomène qui date plutôt des années 70, 80 et au-delà et désigne la musique qui prend littéralement ses racines (ndt : « roots » voulant dire « racines ») dans la musique folk ou traditionnelle et qui a naturellement produit des extensions. Dans la musique roots, on peut donc trouver l’Americana, par exemple, c’est-à-dire simplement la musique née de la chanson folk américaine. Certains diront que la musique roots reprend aussi la base de la musique country américaine. D’autres diront que le roots, c’est tout ce qui se construit sur une base de musique folk ou traditionnelle.
C’est le principe de la majeure partie de ma musique. Cela signifie que si l’on intègre des éléments traditionnels dans une composition ou que l’on joue un morceau traditionnel, on va automatiquement donner une nouvelle interprétation de la tradition. Je suppose que le roots définit par de nombreux aspects ce qui a fait l’essence de la musique écossaise, en particulier ces 50 dernières années.
Le terme « musique du monde » ou « world music », certainement dans les Îles Britanniques, a une toute autre signification. Il désigne la musique provenant d’à peu près partout sauf des Îles Britanniques. Il peut s’agir de musique venue du Sénégal ou du Mali, et particulièrement de musique africaine. La musique de Youssou N’Dour ou de Salif Keïta est de la musique du monde, par exemple. Elle reconnaît les liens entre la tradition qui façonne ce type de musique et ce qui construit ce que nous appelons « musique folk ».
Ce qu’il faut vraiment comprendre de tous ces termes, c’est que leur sens varie en fonction de l’usage qu’en fait chacun. Certainement en termes de médias et de la perception de la musique dans les Îles Britanniques, les gens tendent à considérer tout ce qui est joué en acoustique comme de la « musique folk ». S’il y a un consensus, il est très large : les gens qui utilisent ces termes font des liens étroits entre ceux-ci, bien que la musique du monde fasse peut-être figure d’exception puisqu’elle se définit comme la musique qui ne vient pas de Grande-Bretagne, pas d’ici.
Q: Comment nommeriez-vous votre répertoire actuel : folk ?
R : Si vous ne connaissez pas mon répertoire et le découvrez pour la première fois, le terme de musique folk conviendrait probablement. Mais c’est bien plus compliqué que ça. Je dirais que mon répertoire actuel s’est nourri de la musique folk et de la musique traditionnelle. Je prends toujours la tradition pour mentor, si vous voulez. Je fais tellement de choses différentes qu’il est sans doute difficile de trouver un mot qui les engloberait toutes.
Je suis multi-instrumentaliste, j’écris et je chante mes chansons et j’interprète également des chansons traditionnelles, même si cela n’arrive pas si souvent parce que je pense qu’il y aura toujours d’autres chanteurs plus doués que moi.
Comme tous les artistes créatifs, je me base sur quelque chose que je développe ensuite à ma façon. Personnellement, j’ai puisé dans la musique traditionnelle écossaise, et irlandaise dans une moindre mesure, et me suis servi du modèle des jigs, reels, strathspeys et airs lents pour créer ma propre musique. J’ai aussi écrit mes chansons à partir de modèles traditionnels. Quand j’ai composé ma première chanson, « Lads o’ the Fair », j’avais déjà le sujet en tête et j’ai pris pour modèle une chanson irlandaise, « The Ramblin Suiler ». J’ai calqué le schéma de rimes et le mètre, et le résultat sonnait exactement comme il fallait. J’ai aussi intégré d’autres influences, comme le rock ou le jazz, mais elles n’ont pas été déterminantes. La musique traditionnelle a toujours été mon influence majeure. Si vous venez à un concert de Brian McNeill, vous reconnaîtrez du folk ou du trad, mais sous une forme dérivée.
Q: Une carrière musicale de 51 ans, c’est énorme. Pourriez-vous expliquer brièvement vos débuts et les principales étapes de votre évolution musicale ?
R : Aucun membre de ma famille ne jouait de la musique. Je suis enfant unique et mes parents n’avaient absolument pas la fibre musicale, bien qu’il arrivait parfois à ma mère, d’origine autrichienne, d’entonner La Veuve joyeuse en allemand ou une autre opérette légère.
Mon tout premier instrument était un luth que ma mère m’avait ramené d’Autriche, où cet instrument est très courant, quand j’avais environ sept ans. Quand je l’ai reçu, il n’avait plus qu’une corde et le premier morceau que j’ai tenté de jouer dessus était le thème d’une série western américaine qui s’appelait « Have Gun Will Travel ». J’étais conquis.
Plus tard, quand j’allais à l’école secondaire, je suivais des cours de violon classique mais la pédagogie ne me plaisait pas et j’ai arrêté. J’ai passé mon adolescence à jouer dans des groupes de rock ; je faisais un très mauvais guitariste principal mais j’étais plutôt bon à la basse ! Ensuite, à l’université, je me souvenais encore assez bien de mes années de violon pour me permettre d’attraper un violon au mur d’un pub de Falkirk et accompagner un vieil homme qui jouait merveilleusement de l’harmonica. Il m’a appris quelques jigs et reels et je suis devenu accro !
En 1968, je suis entré à la Strathclyde University. J’ai écouté un album de Dave Swarbrick qui s’appelait « Rags Reels And Airs » et ça a changé ma vie. J’ai appris cet album du début à la fin !
Ensuite, en 1969, on a créé le groupe Battelfield Band et on devait trouver un moyen de gagner de l’argent parce que nos bourses universitaires ne suffisaient pas. Le groupe se composait alors de moi-même, Alan Reid, Jim Thompson et plus tard, d’Eddie Morgan. On s’est dit qu’on pourrait jouer dans des pubs de Glasgow. Nous avions besoin d’un répertoire, donc nous avons commencé à jouer tout ce qui nous tombait sous la main avec les instruments que nous avions !
J’ai quitté le Battlefield en 1990 et j’ai commencé à jouer en solo : un énorme changement quand on est habitué à jouer avec un groupe. Puis il y a eu Clan Alba avec Dick Gaughan, Patsy Seddon, Mary Macmaster, Davy Steele, Mike Travis, Dave Tulloch, Gary West et Fred Morrison. Ça déménageait sur scène et même si je déteste utiliser cette expression, je dois dire que nous étions une sorte de « supergroupe » écossais. C’était totalement chaotique mais nous avons eu des concerts fantastiques, celui dont je me souviens le mieux étant celui du Glastonbury Festival.
Je suis parti en tournée avec Tom McDonagh, Tony McManus, Dick Gaughan et mon grand ami et mentor aujourd’hui décédé Iain MacKintosh.
Je joue actuellement dans Feast of Fiddles avec Chris Leslie, Peter Knight, Ian Cutler, Tom Leary, Garry Blakeley, Phil Beer, Alan Whetton, Dave Mattacks et un groupe complet de support avec Hugh Crabtree, Martin Vincent et Dave Harding. Le groupe s’est formé pour un concert d’un soir mais tourne encore après 25 ans ! Nous sommes 12 à nous rassembler pour une tournée annuelle et pour des concerts occasionnels lors de festivals, assez pour étancher ma soif de jeu en groupe. Évidemment, avec le confinement, la tournée de cette année a été annulée, de même que mes concerts en solo.
Q: De quels instruments jouez-vous actuellement ?
R : Les instruments dont je joue sur scène pour l’instant sont le violon, le violon baryton, le bouzouki, le mandoloncelle, le mandoloncelle/bouzouki à double manche, la guitare, la guitare baryton et le concertina anglais. En studio, j’utilise aussi une vielle à roue, une basse et un clavier.
Q: Pouvez-vous expliquer en détail ce qu’est un violon baryton ?
R : Le violon baryton est un violon acoustique de la même taille qu’un violon classique, mais avec des cordes plus épaisses et accordé une octave plus bas. L’instrument dont je joue a été fabriqué par Bridge Violins et conçu par Paul Bridgewater et Ceris Jones. C’est un instrument en fibre de verre et, en fonction des processeurs que j’utilise, il peut produire n’importe quel son entre l’alto et la contrebasse, mais j’ai tendance à rester dans les basses du violoncelle. Il intervient dans une partie majeure de mon répertoire et est idéal pour plein de choses différentes. Il est merveilleux pour certaines mélodies car il donne une très très jolie résonance aux airs lents écossais. Il est aussi génial pour l’accompagnement et ajoute de la profondeur à toutes sortes d’arrangements, tout particulièrement dans le cas de mélodies traditionnelles. Comme le concertina, c’est une sorte de colle musicale qui rassemble les autres instruments.
Q: Vous êtes d’origine écossaise et vous vivez dans le nord de l’Angleterre. Vous considérez-vous maintenant surtout comme un Ecossais, on comme un citoyen de Grande-Bretagne où les barrières culturelles sont en train de disparaître (peut-être lentement) ? Dans le cas particulier de la musique, faites-vous une grosse différence entre la musique folk anglaise et écossaise ?
R : Dire que je suis écossais serait renier la moitié de ce que je suis. Ma mère était autrichienne, mes parents se sont mariés en Autriche et se sont installés en Écosse après la guerre. L’allemand est ma première langue. Je le parlais à la maison avant d’aller à l’école et cela m’a d’ailleurs bien servi par la suite en tournée.
La musique écossaise a déclenché en moi une vraie passion et j’y resterai toujours fidèle car c’est mon premier amour. J’ai aussi été influencé par la musique northumbrienne, que j’ai découverte par un ami de l’Université d’Oxford sonneur de cornemuse du Northumberland, Angus McGregor. Les différences et ressemblances entre différentes sortes de musique sont bien sûr exploitées en fonction de l’interprétation personnelle de chaque musicien. Pour ma part, je pense qu’une ligne sur une carte n’a jamais empêché un bon morceau de passer les frontières.
Si je fais le point sur moi-même, je dirais que je me considère d’abord comme un citoyen du monde, ensuite comme un Européen et troisièmement comme un Écossais. La nationalité britannique est une appellation que je trouve totalement inutile. Je pense que les aspects régionaux de la musique des Îles Britanniques sont en soi plus intéressants pris séparément qu’inclus dans une entité britannique. Cela ne veut bien sûr pas dire qu’il ne peut pas y avoir d’excellents interprètes de musique écossaise anglais, irlandais ou gallois, ou vice-versa. Et puis le fait que tout le monde enregistre la musique aujourd’hui a sorti ces traditions de leur isolement géographique.
Q: Quelles sont vos principales activités musicales durant la période de confinement – par exemple via le web – et quels sont vos projets pour la suite ?
R : Tout d’abord, je me repose et j’aime beaucoup cela parce que c’est la première fois en quelque chose comme 50 ans que je ne suis pas en permanence sur les routes. J’ai décidé de profiter de mon temps libre pendant le confinement pour écrire (j’écris aussi des romans et nouvelles), et d’enregistrer un cd où je lis mes nouvelles avec un accompagnement musical. Mes lecteurs me l’ont souvent réclamé mais je n’ai jamais trouvé le temps de le faire !
Côté musique, j’ai des idées de nouvelles chansons qui me viennent et je réfléchis à ce que je vais faire pour mon prochain album. Je ne fais pas de concerts en ligne car c’est être en face d’un public en chair et en os qui me botte réellement et j’ai décidé d’utiliser ce temps inattendu pour me préparer aux concerts live. Mais tant mieux pour les musiciens qui se sont lancés là-dedans.
Vous penserez peut-être que c’est un mauvais timing mais mon nouvel album, « No Silence », est sorti chez Greentrax juste avant le début du confinement. Il a déjà reçu de bonnes critiques et est très bien accueilli par mes fans. J’en suis très satisfait.
Après le confinement, je compte repartir en tournée (peut-être avec plus de modération). Heureusement, le travail qui était prévu cette année est reporté à 2021 et j’ai hâte de m’y mettre.
Q: En regardant dans le rétroviseur ce qu’ont été votre vie et vos moyens de subsistance – et peut-être plus que cela -comment résumeriez-vous ce que vous avez fait dans le dernier demi-siècle ?
R : La véritable raison pour laquelle nous avons créé le groupe, c’était que nous venions de sortir de l’université et que tout le monde nous répétait sans arrêt que nous devions trouver un job. Je me suis dit que je ne voulais pas d’un job mais d’une vie, de quelque chose dans quoi je pourrais m’investir corps et âme. J’ai réfléchi et suis arrivé à la conclusion que la seule chose qui me captivait totalement et me donnait envie de me lever le matin et de me donner à fond était la musique traditionnelle. J’aimais et j’écoutais tous les genres de musique, mais il y avait quelque chose dans la musique traditionnelle qui faisait vibrer mon cœur, si ce n’est pas trop verser dans le sentimentalisme !
Elle me faisait vibrer et donnait du sens à beaucoup de choses qui se passaient autour de moi à l’époque. Elle agissait comme un antidote au monde moderne tout en s’y adaptant complètement. Les airs à danser étaient le rock and roll du 18e et du 19e siècle et les chansons étaient encore actuelles quand on a lancé le groupe en 1969 et dans les années septante, l’époque de la lutte contre l’autorité, l’injustice et toutes ces choses-là. Soudain, j’avais une bible, pour ainsi dire. Je me suis dit que dès que j’arrêterais de m’amuser, que je ne me sentirais plus nerveux avant de monter sur scène, que cela cesserait d’être important pour moi, il serait temps d’arrêter, parce que la musique ne serait alors plus qu’un simple job. Et quand la musique devient juste un job, elle n’est plus assez bonne.
Propos recueillis par Jacqueline France pour Le Canard Folk le 7 mai 2020