Kieran Fahy est depuis longtemps connu chez nous, tant par sa participation dans divers groupes que par les ateliers de violon irlandais qu’il a menés. Il vit en Belgique depuis 1983 et a été All-Ireland slow air fiddle champion. Le nom de Michael Horgan, par contre, est moins familier malgré son jeu plein de sensibilité sur ce magnifique instrument que sont les uilleann pipes (tiens, savez-vous que uilleann signifie le coude ? C’est en effet avec le coude que l’on presse le sac). Tous deux sont membres de Shantalla, et c’est à ce titre qu’ils sont venus papoter avec nous, devant un verre de beaujolais …
Q : Michael, depuis quand es-tu en Belgique, et comment as-tu appris à jouer des uilleann pipes ?
MH : Je suis arrivé en 90 pour travailler à la CEE. J’ai appris la cornemuse en Irlande un peu tout seul, en partie avec Liam O’Flynn, en partie en rendant visite à d’autres musiciens. Le Peobairain Uilleann, l’organisation des cornemuseux, est très utile.
Q : Peobairain, ça ressemble au mot écossais piobereachd …
MH : Le piobereachd, c’est en quelque sorte la musique classique pour cornemuse écossaise, avec une technique très élaborée. Il n’a pas d’équivalent pour les uilleann pipes, bien qu’il existe des morceaux sophistiqués, mais il faut dire que l’instrument lui-même au départ est plus complexe : le « chanter » (chalumeau) comporte deux octaves et peut être chromatique. On peut l’utiliser pour jouer du jazz-rock comme de la musique classique !
Q : Beaucoup de cornemuseux jouent aussi du whistle ou de la flûte traversière. A-t-on tendance à y reproduire les ornementations propres au jeu de la cornemuse ? Ces ornementations sont-elles très codifiées ?
MH : C’est vrai que les cornemuseux jouent souvent du whistle, mais moins souvent de la flûte car il faut maîtriser une autre technique de souffle. En pratique, on reproduit certaines ornementations de la cornemuse sur le whistle. Les ornementations sont assez libres, il faut sentir où ça se met …
KF : Il existe des règles, mais le choix est libre. Au violon, une ornementation très connue est le « roll », qui est l’apoggiature en classique : dans une jig, cela compte pour un temps, cinq croches pour une noire pointée.
MH : On peut bien sûr casser toutes les règles, mais il ne faut pas exagérer. Il faut rester mesuré.
KF : Le violoniste des Chieftains aurait dû être cornemuseux, car il utilise des ornementations spectaculaires de la cornemuse. S’il joue avec Liam O’Flynn, on croirait entendre deux cornemuseux ! Mais c’est un cas extrême. A l’opposé, Kevin Burke utilise très peu d’ornementations, très bien situées.
Q : Comment pourriez-vous définir chacun votre style ? Est-ce le style d’une région ?
MH : Il existe deux styles aux uilleann pipes : le style traditionnel dit « fermé », assez staccato, et le style « ouvert », plus legato, comme Paddy Keenan, un peu plus récent que l’autre. La plupart aujourd’hui mélangent les deux styles, avec une petite préférence pour le style ouvert. Cela dépend plus du joueur que des régions.
KF : Pour moi, disons que c’est un mélange de Clare et de Galway. Mais cela dépend de l’environnement : sans Shantalla je joue autrement, plus lentement. J’ai débuté par une formation classique, avec trois ans de conservatoire. C’est à ce moment que j’ai appris la musique irlandaise et la lutherie à Cork.
Q : Apprendre le classique, est-ce une aide ou une difficulté lorsqu’on se met à la musique traditionnelle ?
KF : C’est certainement une aide pour la technique, pour la lecture de partitions. Mais il est très difficile de garder simultanément le style classique et le style irlandais. Il suffit de penser aux coups d’archet, pour lesquels la musique irlandaise ne connaît aucune règle.
MH : Les classiques avaient dans le passé un discours de snobisme par rapport à la musique traditionnelle. Je me souviens qu’en Irlande, je jouais de la flûte classique dans l’orchestre de l’école, et on me disait : tu dois choisir. Peut-être est-ce un réflexe d’autodéfense …
Q : Kieran, tu animes régulièrement des ateliers de violon. Peux-tu expliquer comment tu procèdes ? En particulier, penses-tu qu’il est utile de s’inspirer très fort du jeu du moniteur avant de développer un style propre ?
KF : Ta question tombe bien, car je vais animer un atelier à Virton du 17 au 22/4 avec aussi Beppe Gambetta (guitare) et son fils Philippe (accordéon). Il y aura aussi Pilou Laporte, du pays de Herve, qui devient représentant de Castagnari en Belgique (il s’est formé deux ans chez eux à la réparation des accordéons). Concernant le violon, je préfère donner cours pour des niveaux moyen et avancé. Pour les avancés, je donne au début une vingtaine de morceaux en disant : vous les aurez tous sur une cassette, on n’en fera peut-être que la moitié, mais apprenons d’abord les thèmes puis passons aux ornementations en fin de stage. Le but est de jouer au moins un morceau en même temps que la cassette. Pour ce qui est de l’imitation : je pense que si on sait imiter quelqu’un, c’est déjà très bien ! Ensuite il faut personnaliser le morceau. Je suis là comme guide, pour dire ce qu’il faut faire ou ne pas faire …
Q : Michael, donnes-tu aussi des ateliers ? C’est sans doute moins évident pour un instrument qui est moins répandu ici.
MH : J’ai donné des workshops en Irlande. Mais avec le travail, c’est difficile à combiner. J’ai quand même un élève pour la flûte actuellement. Mais il y a de très bons fabricants de uilleann pipes en France, en Allemagne, et il y a Marc Van Daele dans le Nord Brabant aux Pays-Bas qui est très fort.
Q : Passons à Shantalla : vous avez fait votre première tournée en Irlande en mai. Comment cela s’est-il passé ?
KF : Très bien ! Il fallait y aller, il fallait recevoir l’approbation de la presse. Tous les journaux nationaux ont parlé de nous. Mais en Irlande, il existe peu de centres culturels : nous avons souvent joué dans des cafés-concerts à Dublin, Galway et Cork, où 60% du public étaient des musiciens. Il y a tellement de musiciens en Irlande que ce n’est pas évident de remplir les salles ! J’ai par contre été assez impressionné le jour où mon frère a loué un bus pour amener beaucoup de gens de ma ville natale. Et à Dublin, nous avons eu des offres de la part de maisons de disques. L’année prochaine, on y retourne.
Q : Et les USA ? Il y a aussi une très importante scène irlandaise là-bas.
KF : Je vais partir aux USA en duo avec le guitariste Duck Baker, qui viendra en Belgique en novembre. On va jouer des jigs, des reels, des ballades. Il meuble très agréablement les slow airs, avec de très belles harmonies. Mais pour Shantalla, on atteint un stade où il faut faire attention si nous voulons garder notre travail de jour. Nous sommes obligés de refuser des contrats. Après notre tournée avec Altan, la calendrier sera vite rempli ! On évite de jouer chaque week-end … De plus, la femme de Michael est à Rome.
Q : Quels sont vos projets ? Un deuxième disque ? Deviendrez-vous musiciens professionnels ?
KF : On prépare le deuxième cd, qui sortira sans doute au premier semestre 2000. Il contiendra peut-être un peu plus de chansons écossaises. Helen Flaherty est très appréciée, très expressive, c’est une copine plutôt qu’une diva, elle communique très bien sa chaleur. Shantalla est une bombe qui prend de l’ampleur, on ne sait pas très bien où ça va s’arrêter. Nous avons bien géré cela, nous formons une entité très solide du point de vue humain et tmusical. Mais de là à devenir professionnels … il faudrait avoir au moins deux ans de travail devant soi.
MH : Nous vivons une époque révolutionnaire en musique irlandaise. Quand je vivais à Dublin, la musique traditionnelle était importante mais elle concernait une population spécifique : des campagnards, des végétariens, etc. Actuellement, peut-être à cause de Riverdance et d’autres grands spectacles, tous les jeunes, y compris les fans d’acid et de house, aiment la musique traditionnelle. Après les concours de musique, les gens ne sont pas bourrés comme avant, mais ils font la file chez les dealers d’ecstasy. La musique traditionnelle, c’est hip, c’est cool !
(interview par Marc Bauduin, dans le Canard Folk de septembre 1999)