Theux, 6 février 2000. Patrick Dourcy m’a vu arriver, et vient à ma rencontre. Chaleureux, avec cet accent wallon qui met tout de suite à l’aise, il a des tas de choses à raconter et à montrer, comme ces classeurs remplis de photos et de coupures de presse. Le groupe MacRahl, ce n’est que l’histoire récente de ce harpiste – cornemuseux – flûtiste quasi autodidacte qui aime le celtique, le médiéval, le wallon, le chant, la danse et on en passe … Je ne me doutais pas que ma première question allait provoquer une aussi longue réponse !
Marc Bauduin
MB : Avant d’aborder d’autres sujets, pourrais-tu d’abord expliquer ton histoire musicale ?
PD : Tout d’abord, je suis issu d’une famille de musiciens. Mon grand-père était violoniste classique, mon père violoniste semi-professionnel (mi-temps à l’usine). Mon père voulait vite gagner de l’argent et s’est donc mis aux bals plutôt qu’aux concerts : le rock, les thés dansants le vendredi et le samedi après-midi dans les guinguettes, puis un orchestre germanophone et aussi beaucoup de jazz. Nous sommes six enfants et nous sommes tous doués pour le chant, la musique ou la danse. Ma mère jouait du piano : elle a rencontré mon père au conservatoire.
Etant petit, je rêvais de jouer dans le groupe de mon père, du jazz à la clarinette. A treize ans j’ai eu une flûte en plastique et j’ai fait tût-tût jusque vingt ans, en commençant à jouer de la musique de la Cordillère des Andes. Ma mère aimait cette musique, elle aimait aussi le celtique et écoutait Alan Stivell …
Mais j’ai aussi voulu être clown dans un cirque et vivre dans une roulotte, être hautboïste dans un grand orchestre … J’ai fait un an de solfège sans être aidé par la famille (c’était le principe : il fallait se débrouiller), et j’ai été dégoûté. Apprendre la musique est donc devenu un défi personnel. Mon frère jouait du country à la guitare avec mon père, eh bien j’ai appris le banjo et j’ai joué avec eux. J’ai appris le banjo seul, comme le saxophone, la clarinette, un peu de tout.
Et puis vers 82, à 21 ans, j’ai commencé la cornemuse. Ma belle-sœur avait comme collègue la belle-sœur de Rémy Dubois, et moi j’habitais alors Andrimont, à 5 km de Petit-Rechain. Mais dans ma tête, la cornemuse c’était l’Ecosse alors que Rémy ne fabriquait que des cornemuses du centre France. Je me suis dit que j’allais en prendre une, et comme le délai était de deux ans, Rémy m’en a prêté une. J’allais le mercredi après-midi chez lui pour apprendre les notions comme souffler ou le bourdon. Mais côté mélodies, je suis vite passé au répertoire celtique.
A cette époque, après des études de jardinier-horticulteur, je venais de quitter l’armée, et j’aurais bien voulu m’engager mais on ne recrutait plus. J’ai donc chômé quelques mois, et je jouais quatre heures par jour. J’ai tout de suite combiné la cornemuse et les flûtes : la kenna (une flûte des Andes sans bec), la flûte de Pan et le pipeau. J’ai fini par abandonner le répertoire andin pour faire du tin whistle, toujours tout seul. Et j’ai suivi les stages de Rémy Dubois à Borzée, avec des airs du Centre France (comme des bourrées) que je n’aimais pas du tout.
En 83, j’ai rencontré les Zimtheux, qui cherchaient
quelqu’un avec une cornemuse. La première fois que j’ai joué avec eux, c’était directement en public, à la fête médiévale de Franchimont au mois d’août, alors que je ne connaissais que quelques airs. Les Zimtheux combinent musique wallonne et renaissance : ça a été pour moi la découverte du monde « folk », plus populaire en tout cas, une forte différence par rapport à mon père, mon grand-père et ma mère. Ma cornemuse était en La, ce qui posait problème, et Rémy Dubois m’en a prêté une en Sol-Do. J’ai reçu des partitions des Zimtheux, mais je jouais tout d’oreille. Je suis resté dix ans avec eux.
Pendant ma participation aux Zimtheux, je me suis fait indépendant en jardinage. Je faisais de l’entretien, de la création, la taille, l’horticulture, le bûcheronnage en hiver, la fenaison dans les fermes … la musique était un loisir. En 86 je me suis rengagé à l’armée, jusqu’en 89.
Avec les Zimtheux on a fait beaucoup de fêtes de village comme à Vielsalm ou à Olne, par exemple. Et pour toutes les fêtes que les Zimtheux ne voulaient pas faire, aussi pour les mariages, les anniversaires dans les homes, j’ai joué avec Elie Demaison, l’accordéoniste des Zimtheux, de la musique populaire comme la Valse Brune ou Etoile des Neiges.
Je me suis de plus en plus ancré dans la musique celtique, mais c’est pourtant avec la musique wallonne que nous avons été avec Elie à St-Chartier, d’abord en 85 où j’ai rencontré Catherine Delavier qui débutait à la harpe, et où j’ai découvert les Irlandais. Puis en 87 où nous avons joué de la musique wallonne, mais d’une autre manière que les gros sabots et clap-clap-clap, en donnant une belle forme au style wallon.
Pendant que j’étais à l’armée, j’ai continué à jouer avec les Zimtheux quand je savais y être, jusqu’en 93. De 90 à 93, j’ai joué beaucoup de duos avec Elie, en insistant beaucoup sur le celtique et sur le médiéval. Je jouais pour boire et manger, pour la détente. On disait : « Patrick va jouer pour de la bière », c’était une manière de sortir.
Après l’armée, ça a été le véritable démarrage. J’ai repris un métier d’indépendant, et en même temps je voulais pousser plus loin en musique, jouer plus finement, appronfondir le répertoire. J’ai quitté Elie.
Concernant la harpe, j’ai acheté en 89 la petite harpe, mais je n’en jouais guère. Un jour à Arlon, le bois a éclaté et elle est restée un an en réparation. Puis j’ai fait gling-gling jusque vers 93, où j’ai commencé à jouer tous les jours. J’ai fait deux jours du stage d’Ingrid Procureur à Neufchâteau, où j’ai appris le doigté.. Vers 94-95 j’ai acheté la grande harpe.
De 91 à fin 95, mon métier c’était le bûcheronnage, puis la ferme, puis le jardinage. J’ai arrêté fin 95 car ce métier coûte trop cher, il y a les complications des indépendants, et la musique prenait beaucoup d’ampleur, devenant difficile à combiner avec le travail. A cause de la harpe, je ne voulais plus porter de brouettes ni tailler de rosiers ou d’aubépines …
Depuis trois ou quatre ans j’ai joué dans Viridel et maintenant dans McRahl, j’ai fait du bruitage dans une tournée théâtrale de Marc Decrollier, la musique commence vraiment à avoir une signification, ça se dessine vraiment. Cela a été un peu dur de s’adapter (je fais moins d’activités physiques). J’espère un jour ne vivre que de musique. Aujourd’hui je le combine avec un peu de chômage.
MB : Tu es donc essentiellement autodidacte, mais tu donnes cours de harpe. Comment et pourquoi donnes-tu cours, quel est ton message ?
PD : C’est vrai que j’ai évolué tout seul, je n’ai pas été dans les écoles et pendant longtemps je n’ai pas été à des stages. Par contre pour la harpe, j’ai été revoir Ingrid Procureur et une autre harpiste pour avoir des conseils; j’ai suivi un stage avec Catherine Delavier en 97 et un autre stage en Bretagne avec Myrdhin. Mais Myrdhin n’était pas là, et je me suis rendu compte que j’étais aussi fort que les profs car j’ai toujours appris de bouche à oreille : j’ai ainsi pu me situer, cela m’a rendu courage, ça a été un véritable déclic. Je n’allais pas reprendre mes brouettes ! J’ai alors commencé à voir d’autres gens, à les voir différemment, avec une autre démarche. De 95 à 98 j’ai repris le solfège pour apprendre à déchiffrer les notes et pour connaître la théorie, les accords.
Alors pour les cours, un jour Pol Spinoit m’a vu au festival de Héron et m’a proposé d’animer un stage de harpe à Borzée. Cela m’a fait évoluer car j’ai dû chercher, et j’ai dû m’affirmer. Je crois que la harpe est un instrument peu courant. Je pensais ne jamais arriver sur scène avec elle, mais c’est elle qui me fait évoluer dans tous les domaines, spirituellement et musicalement.
L’objet des cours que je donne est l’initiation, le contact avec l’instrument. Je n’ai pas eu de formation de professeur. Par expérience un peu comme un druide, j’ai attrapé de la sagesse et je peux l’expliquer. Je donne les ficelles du métier. Mon message c’est : amusez-vous avant tout. Jouez avant de déchiffrer et d’arriver à la technique.
MB : Que penses-tu d’un éventuel statut de l’artiste, ce monstre du Loch Ness dont on parle régulièrement ?
PD : Je ne suis pas très au courant des projets, je ne lis pas le journal tous les jours. Je pense qu’il faut éviter de devoir se cacher. Il faudrait être comme un artisan sur les marchés, ou alors avoir un barême. Il ne faut pas que ça devienne une usine comme pour les autres métiers d’indépendant, cela doit rester un art. Et l’art est impayable. Il est temps d’avoir une protection, de ne pas se cacher quand on joue dans la rue. Mais il faut se battre pour arriver à cela, il ne suffit pas de jongler avec trois pommes. Le statut, c’est une protection mais aussi une reconnaissance. Le danger est de faire uniquement des compositions et des disques pour que cela rapporte le plus, pour compenser ce qu’on te prend.
MB : Dans quels groupes joues-tu actuellement ? Tu as cessé Viridel ?
PD : J’ai été le moteur de Viridel avec Jacky Raskin pendant deux ans, puis j’ai cessé. Cela fait trois ans que je suis dans Mc Rahl, et cela a commencé pendant la deuxième année de Viridel. Je joue aussi dans le trio La Bella Pedrina, de la musique renaissance approfondie. Je mets au point un spectacle en soliste sur la féérie celtique, un genre de conte musical, un voyage à travers le monde interceltique à la rencontre des elfes et des fées. Je joue parfois aussi avec Perry Rose.
MB : Comment s’est passée la rencontre avec Mc Rahl ?
PD : Un jour Jean-Claude Deprez, dessinateur sur la Bretagne et le celtisme, m’a invité à l’anniversaire d’un ami. J’y ai rencontré le guitariste Philippe Klein, on a joué un peu à deux. Puis je lui ai proposé de mettre de la cornemuse et de la flûte sur quelques unes de ses compositions. Il avait le projet de faire un cd, pas de faire un groupe, et il voulait un peu changer du blues. Je lui ai proposé des musiques traditionnelles, il y a mis des accords jazz-blues, bref ça prenait forme. Il fallait un deuxième guitariste, ce fut Christophe De Pauw, et ainsi naquit le projet du montage du cd à trois, dont deux guitares acoustiques. Pour l’enregistrement, on a fait appel en plus à une guitare basse et à une batterie. Le batteur est resté, le bassiste n’avait pas le temps de participer à des concerts. Le nom du groupe a été inventé collectivement.
Je suis le seul musicien traditionnel du groupe, donc je dois un peu me battre pour ne pas être trop jazz-blues-rock, pour garder un répertoire traditionnel (pas forcément uniquement celtique). J’aime cette démarche, teintée de toutes les couleurs musicales. Et à l’avenir, pourquoi ne pas adapter une musique du répertoire wallon, ou médiéval ?
Notre public est mélangé et de tous âges. Nous avons agréablement surpris le milieu folk, et aussi le milieu dit jazz-blues-rock. Mais les étiquettes … le public celte est moins folk. Cela ne me gêne pas de jouer une composition plus jazz ou rock à la cornemuse, c’est une découverte pour moi.
MB : Que penses-tu de la musique wallonne, d’un éventuel style wallon ?
PD : Elle est souvent maladroitement interprétée, elle n’évolue pas car les gens n’évoluent pas. Un puriste, en musique ou en danse, qui garde le style clap-clap gros sabots … c’était normal à l’époque, c’était dur après le boulot, les gens ne savaient pas sauter comme maintenant, ils n’avaient pas de dextérité avec leurs gros doigts. Il faut une identité dans la musique wallonne, il faut du dynamisme. Regarde la musique irlandaise et bretonne, elle a évolué. Maintenant c’est un peu tard, les gens diraient qu’on fait comme eux. On abandonne beaucoup trop la Wallonie. A St Chartier les gens nous disaient : « c’est chouette, ce répertoire », et ce n’était que la maclote d’Habiémont.
Alors, qui a retravaillé la musique wallonne, qui lui a donné une identité ? Je dirais principalement René Haussman des Pelleteus, aussi les Zûnants Plankets et Verviers Central. Mais il ne faut pas non plus trop compliquer la musique.
Nous sommes dans un monde d’élitisme. Les cd et les instruments sont très bons, donc il ne faut plus jouer des maclotes comme en 1935. Ma harpe, je lui ai mis des cordes en carbone et un micro dedans : c’est encore une harpe ! Il ne faut pas se tromper vingt fois en quatre mesures, avec l’excuse que « les fausses notes, c’est du folk » ! Il faut être hors de l’éternel sabot, sarrau et foulard à pois. Je ne suis pas contre, et je le referais, mais il ne faut pas avoir trop d’oeillères, ne pas rester dans la musique de son village, ne pas penser non plus trop wallon.
Par contre il faut être fier, réapprendre à bien parler wallon, rester avec notre drapeau wallon, notre sanglier, notre odeur des Ardennes. On le fait même dans Mc Rahl. Je joue de la musique bretonne en tant que Wallon d’Ardenne. Je ne veux pas prendre mon épée et receltiser la Wallonie. Mais je trouve logique que des Wallons qui vont en Bretagne ne jouent pas du breton, mais des compositions ou des airs wallons. En évitant de mélanger la contredanse de Bastogne avec un bout d’un autre morceau : là, je rejoins les puristes. De même, en Bretagne une gavotte n’est pas une autre gavotte …
MB : Quelle est ta position par rapport à la danse ?
PD : Je suis danseur. Je trouve dommage que beaucoup de musiciens ne sachent pas danser et ne respectent pas les rythmes ni les danseurs. Cette attitude salit le monde traditionnel. Des musiciens qui jouent trop vite disent que les gens n’ont qu’à danser sur ce qu’on joue, ou qu’ils n’ont qu’à écouter. Mais la musique et la danse doivent être en symbiose ! Riverdance, on entend dire que c’est beau car c’est une symbiose. Le plus possible de musiciens devraient suivre un stage de danses et de percussions.
La fierté wallonne concerne aussi la danse. Aujourd’hui, un danseur n’est plus fier de danser. Il danse bossu, il ne regarde pas sa partenaire. Trop de filles aussi refusent de danser. La courtoisie et la galanterie dans les deux sens sont nécessaires.
(Interview paru dans le Canard Folk de février 2000)
Patrick Dourcy et Elie Demaison