La gastronomie au Moyen Age

Ou :

Mesurer la distance entre ce que l’on croit savoir et ce qui est réellement…

Et pourquoi pas un article sur la nourriture dans une publication essentiellement consacrée à la danse et à la musique ? Je vous retourne la question : pourquoi se contenter de danser une czardas sans avoir goûté la palinka ?

Et pourquoi la Compagnie du Tordion parle-t-elle du Moyen-Age, alors que sa vocation est de représenter les ambiances de la Renaissance ? La aussi, je vous retourne la question : pensez-vous réellement que l’ère médiévale a brusquement pris fin en 1492, avec la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb ? Non, bien sûr… Alors, en avant ! Continuons à bousculer les idées reçues et partons à la découverte des saveurs culinaires de nos ancêtres… (1)1)

Jean-Marie Dontaine

Tout d’abord, précisons une chose importante. Nous ne connaissons de la danse Renaissance que ce que quelques auteurs ont bien voulu nous en apprendre (Thoinot Arbeau, Antoine Arena, Michel Toulouze, Fabritio Caroso,…). Ces ouvrages ne furent toutefois répandus que dans une classe sociale bien déterminée : les dominants, seuls à savoir lire. Il en sera de même pour la cuisine : nous ne savons à peu près rien des recettes utilisées par le bas peuple. Mais il y a une différence notable : le nombre d’ouvrages est infiniment plus important. On compte ainsi quelques 150 ouvrages couvrant l’ensemble des XIIIème, XIVème et XVème siècles. Si nous y ajoutons les centaines de traités médicaux abordant la diététique (Hé oui, mesdames, il n’y a pas que votre magazine préféré !), les comptes d’approvisionnement des cuisines nobles ou encore les textes religieux, on se retrouve devant une masse de documents qui donne une idée assez correcte de la manière de se nourrir à cette époque. Epoque-clef de l’histoire de l’alimentation européenne car elle va se révéler innovante, tant sur le plan des saveurs que pour la présentation des mets ou les manières de table.

Ceci étant posé, nous voilà donc prêts à faire ce voyage dans le temps. Et, comme indiqué plus haut à remettre un tant soit peu en question notre vision du Moyen-Age.

Commençons par une anecdote rapportée dans l’article qui a servi de base à ces lignes :  » Dans une rôtisserie parisienne, on proposait récemment  » une cuisine originale remettant à l’honneur de savoureuses recettes d’antan en accord avec un décor du XIIIème siècle. « . Le menu comprenait, entre autres perles, :

•Un bouilli lardé aux lingots coulés (c’est-à-dire aux haricots,… venus d’Amérique à l’époque moderne… !)
•Le viandier de Taillevent, tendre et goûteux cœur de tranche de bœuf (alors qu’on ne fait pas griller le bœuf dans la cuisine française médiévale !
•Le clou du repas était un hypocras, (théoriquement une boisson à base de vin épicé) mais qui se composait ici d’une génoise meringuée, d’une sirop au rhum et de chocolat (produits et techniques totalement inconnus au Moyen-Age).

Ceci nous montre à quel point circulent les idées fausses à propos de la cuisine médiévale. On considèrera d’ailleurs couramment que les hommes médiévaux mangeaient mal, sans discernement et comme des ogres. Cette idée découle de la vision du Moyen-Age héritée du Siècle des Lumières : selon les contemporains de Voltaire, cette époque n’aurait été qu’une longue régression après l’Antiquité et avant la Renaissance. Ce qui valut d’ailleurs la création de ce dernier terme, l’humanité  » renaissant  » après dix siècles d’obscurantisme ! ! !

Il faudra attendre les années 80 pour que, à l’initiative de Jean-Louis Flandrin, professeur à l’Université de Paris VIII et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, commence un travail véritablement historique sur la cuisine médiévale, travail mêlant l’étude tant des sources écrites que des aspects biologiques, médicaux, sociologiques, voire archéologiques… Par exemple, il est impressionnant de savoir à quel point un squelette humain datant de plus de dix siècles peut nous apprendre sur la nourriture…

Le constat fait à la suite de cette nouvelle approche, plus globale, fut que la gastronomie médiévale a bel et bien existé.

Un goût européen occidental va s’affirmer, fort différent de celui qui régnait parmi les élites du monde musulman ou de l’Antiquité. L’Europe a, dans ce domaine comme dans tant d’autres, bâti sa propre gastronomie au départ de deux modèles principaux :

•Le premier hérité de la Rome antique, fondé sur la triade pain-vin-huile et qui ressemble, par conséquent, à ce que l’on nomme aujourd’hui la  » diète méditerranéenne « .
•Le second fourni par les Barbares qui auraient introduit le modèle carné, la viande étant fournie davantage par l’élevage que par la chasse. Il y aura des exceptions, notamment religieuses, si l’on pense à l’interdiction de viande pour les moines, plus proches (à l’origine !) du mode de vie antique.

Les puissants du Bas-Empire romain goûtaient fort les épices orientales. Mais celles-ci ne seront pas toutes celles du Moyen-Age. L’Occident chrétien va bâtir son  » étagère à épices  » au départ de produits thérapeutiques puisés dans les textes médicaux arabes, traduits massivement à partir du XIème siècle. Ces substances vont progressivement habituer les palais occidentaux aux saveurs épicées qui passent ainsi de l’officine de l’apothicaire aux fourneaux du cuisinier. Par exemple, censées favoriser la digestion, elles sont servies en fin de repas, souvent confites dans le sucre.

Autre a-priori est celui qui consiste à affirmer que la cuisine médiévale dérive de celle du monde musulman. L’influence se limitera aux zones de contact entre les deux civilisations. Tout au plus certaines appellations répandues en terre chrétienne seront d’origine arabe. Ainsi, les Mawmenee anglaises (ragoût de poulet) riches en vin (et quelquefois flambées à l’eau de vie) tirent leur nom de la mammuniya arabe.

Les repas sont ponctués par trois services principaux : le potage, le rôti (c’est lui qui permet de distinguer la table noble) et les entremets. Les aliments peuvent être bouillis, rôtis ou  » mis en pâté « . Le potage est réalisé à partir d’une viande, d’un poisson, voire de légumes, cuisinés dans une sauce plus ou moins épaisse. Le résultat s’appellera soupe, purée ou encore brouet (ragoût).

Comme le nom l’indique, nombre de ces potages ou brouets médiévaux sont cuits dans des pots, même si les viandes de base ont été soumises à des cuissons préparatoires. Celles-ci, contrairement aux idées reçues, ne sont pas complètes, pour ne pas en perdre la saveur. Il s’agit surtout d’attendrir la viande et de la nettoyer en la plongeant dans l’eau bouillante.

Les viandes rôties seront le plus souvent des volatiles sauvages ou domestiques (paons, cigognes, cygnes,…). En temps de carême, elles seront remplacées par des poissons grillés ou bouillis. Le tout sera mangé sur un tranchoir (large tranche de pain) posée éventuellement sur un tailloir de bois ou de métal. Avant d’introduire un morceau en bouche, on le trempe dans une coupelle de sauce.

La découpe est un cérémonial réglé par l’ « écuyer tranchant « . Elle devra être élégante et précise et présenter les  » morceaux de maître «  , les «  meilleurs morceaux  » et les autres  » bons morceaux « .

Les entremets seront, eux beaucoup plus variés et rassembleront des mets résultant de modes de cuisson assez différents, comme la cuisson au four ou au gril. Toutefois, celle-ci, peu répandue, est surtout réservée aux poissons. Les pâtés (plats cuits en pâte) s’imposent à partir du XVème siècle, tandis que la friture reste rare, considérée plutôt comme une spécialité méditerranéenne.

La passion des épices

On a longtemps estimé, à tort, que l’utilisation intensive des épices n’avait pour but que de masquer la fraîcheur assez relative des mets, notamment des viandes. D’aucuns ont même avancé que les viandes étaient parfois même avariées. Raisonnons un peu : comment comprendre qu’un riche gourmand puisse se fournir, à grands frais, en épices orientales alors qu’il ne peut se fournir en viande fraîche ?

La cuisine médiévale permet de rencontrer une  » épicerie  » aussi riche que complexe, à un point tel qu’elle constitue, à elle seule, un  » monde perdu « . Cet engouement pour les épices s’explique par leur charge symbolique. Venues de l’Orient, réputé contigu au Paradis terrestre, les épices sont censées transmettre leurs vertus (immortalité, longévité) venant de leur région d’origine. Par exemple, on racontait, au XIIIème siècle, que le nid du Phénix (oiseau fabuleux) était fait d’écorces de cannelle. D’autre part, une des épices les plus en vogue porte le nom de  » graine de paradis « .

Le Viandier de Taillevent, ouvrage écrit par le cuisinier de plusieurs rois de France, stipule les épices à utiliser : gingembre, cannelle, girofle, graine de paradis, poivre long, spic, poivre rond, fleur de cannelle, noix muscade, feuille de laurier, galanga, macis, lores, cumin, sucre, amandes, aulx, oignons, ciboules, échalote. Cette liste, pour hétéroclite qu’elle soit – elle mélange des épices orientales et des plantes européennes – est, en outre, loin d’être complète.

Les quantités utilisées sont impressionnantes. On a ainsi pu calculer que, vers 1330, les membres de la cour du Dauphiné consommaient plus d’1 kg d’épices par an et par personne, ce qui est très au-dessus des maigres quantités que nous nous autorisons.

Passons toutefois sur les diverses combinaisons et les différentes variétés que nous rencontrerons dans les traités culinaires de l’époque et abordons maintenant un aspect relativement inattendu de la gastronomie médiévale.

Cuisine grasse et cuisine maigre

La sélection des aliments dépend non seulement de facteurs régionaux et sociaux, mais aussi culturels. Ainsi, la religion, omniprésente dans le monde médiéval européen, impose deux types de cuisine : l’une pour les jours  » gras  » l’autre pour les jours  » maigres  » (plus de 100 jours par an !). Cela n’aura cependant aucune influence sur la qualité des mets, les cuisiniers tentant de satisfaire la gourmandise des convives.

Ici, nous avons une des rares indications de caractère social : en temps de carême, les aristocrates doivent remplacer les volailles rôties par des poissons grillés ou bouillis, tandis que pour les pauvres, ils se contenteront du hareng ou du merlu de Bretagne. Les riches, eux, pourront continuer à goûter une cuisine raffinée, à base de produits coûteux, comme les poissons de mer frais, acheminés en une nuit de Dieppe à Paris, par les chasse-marée, convois constitués de d’attelages de quatre à six chevaux tirant de longs véhicules.

En fait, le mot  » gras  » doit surtout s’entendre au sens de  » riche « . Donc, cuisine de jours gras ne veut pas dire cuisine grasse. Car on n’utilise que très peu de matière grasse : ni beurre (sauf dans une Europe beurrière : Flandre, Brabant et Hainaut qui, soit dit en passant, est également celle de la bière), ni huile, la seule matière grasse envisageable est le bouillon de bœuf ou de volaille.

Au-delà de ces traités de cuisines, on rencontrera nombre de préférences régionales qu’il serait fastidieux de détailler. Passons de même sur les modes pour en venir à ce qui constituera le côté le plus  » spectaculaire  » de la cuisine médiévale : la diététique.

Le triomphe de la diététique

La diététique du Moyen-Age est issue, en droite ligne, de la médecine grecque de l’Antiquité, fait qui, à lui seul, plaide contre le prétendu obscurantisme de la période. La diététique est censée s’intéresser aux  » choses non naturelles « , c’est-à-dire à tous les facteurs externes qui permettent au corps humain d’entretenir ses fonctions vitales face aux agressions que sont les maladies. L’alimentation et la boisson ne représentent qu’une partie d’un arsenal qui comprend aussi les bains et les exercices physiques, le sommeil et l’activité sexuelle, et même les  » passions de l’âme « . C’est à la fin du Moyen-Age que le  » boire et le manger  » deviennent l’élément essentiel de la dieta, mot d’origine grecque que l’on peut traduire par  » régime « .

Les Régimes de santé « , manuels pour l’entretien du corps, accordent aux XIVème et XVème siècles une place croissante dans l’alimentation. Les produits, par leurs qualités dites premières (chaud ou froid, sec ou humide), sont susceptibles de conforter un tempérament donné ou de combattre une affection déterminée. En effet, ces mêmes qualités entrent dans la composition des  » humeurs « , fluides qui circulent dans le corps humain :

•Le sang est chaud et humide
•La colère est chaude et sèche
•La mélancolie est froide et sèche
•Le flegme est froid et humide.

Sur base de ce constat, on recherchera les aliments et épices adéquats. Manger est, somme toute, un acte curatif et (surtout) préventif. Les médecins vont donc répondre à un souci du corps répandu dans la société médiévale, mais ils devront composer avec l’obstination des goûts et les ruses du désir alimentaire.

A cela, va se combiner une sorte de  » hiérarchie  » dans les produits alimentaires. Les philosophes médiévaux ont emprunté à l’Antiquité l’idée que l’univers s’ordonne verticalement, depuis les objets inanimés jusqu’à Dieu ; les plantes et les animaux sont donc classés selon le milieu dont ils sont issus et où ils se meuvent : les végétaux figurent en bas de cette  » Grande chaîne de l’Etre « , dont les volatiles occupent les parties supérieures. Parmi les végétaux, le pême principe hiérarchique conduit à valoriser les arbres fruitiers par rapport aux arbustes à baies, eux-mêmes situés au-dessus des feuilles pourrant sur une tige (chou, pois, menthe) qu’on ne saurait confondre avec les feuilles partant de la racine (épinards, salades, cardes). Les plus méprisés sont les racines (carottes, raves) et les bulbes (oignon, échalote, poireau, ail) qui croissent sous la terre. Seconde indication de type social : ces derniers sont les aliments des rustres.

On le voit donc, le Moyen-Age culinaire est bien plus complexe et raffiné que nous le pensions de prime abord. Nombre d’ouvrages nous permettent un tant soit peu d’appréhender ces réalités et qui sait, pour les plus audacieux et/ou inventifs, se lancer dans la reconstitution de recettes. Pour ceux-là, deux titres, parmi tant d’autres :

Odile REDON, Françoise SABBIAN et Silvano SERVENTI, La Gastronomie au Moyen Age. 150 recettes de France et d’Italie, Stock, 1991

Bruno LAUROUX, Manger au Moyen Age. Discours et pratiques alimentaires aux XIVème et XVème siècles, Hachette, 2002.

Nous leur souhaitons un bon appétit.

Jean-Marie DONTAINE

1.  L’essentiel de ces lignes est un résumé de l’article de Bruno LAUROUX  » La gastronomie médiévale  » paru dans la revue  » Pour la Science « , n 301 de novembre 2002, pp. 52 et suiv.

(article paru dans le Canard Folk de mai et juillet 2003)