Tous les musiciens et danseurs impliqués dans le folk ont été à l’un ou l’autre moment confrontés au répertoire purement wallon. Certains en ont fait leur cheval de bataille que ce soit dans les groupes purement musicaux ou dans les groupes dits folkloriques.
Pour ma part, le répertoire wallon est un volet important de mes intérêts musicaux et je feuillette régulièrement les copies des manuscrits wallons dans l’espoir de trouver un morceau que tout le monde aurait oublié de jouer. Mais tous ces airs des manuscrits tant de Houssa, de Jamin ou de Wandembrille ne sont pas leurs propres compositions, mais bien des airs qui circulaient à l’époque et étaient plus ou moins à la mode, tant dans les milieux populaires qu’aristocratiques. Le 18ème siècle a vu apparaitre chez nous la mode des contredanses venant surtout de France et d’Angleterre. Nos manuscrits en regorgent. Certaines de ces contredanses (déformation de « country dance ») sont uniquement répertoriées sous le nom d’Anglaise, ou même d’Anglesse, ne laissant pas de doute sur l’origine des ces pièces. Je me demande, par ailleurs, si nos amis musiciens d’outre Manche sont conscients que nous avons gardé, en Wallonie, des airs, provenant de chez eux, et qui ne figurent pas dans leurs références ou ont complètement disparu de leur répertoire actif.
Les découvertes qui suivent concernent une dizaine d’airs de danse provenant des manuscrits wallons. Ils n’ont pas fait, de ma part, l’objet d’une démarche musicologique approfondie – j’en serais d’ailleurs incapable – mais sont, dans la plupart des cas le fait d’une découverte due au hasard. Peut-être certains d’entre vous ont-ils aussi découvert certaines coïncidences ou similitudes avec des airs présents à l’étranger.
Matelote du manuscrit Wandembrille / The Female Sayler
Cette matelote en 6/8 et mode mineur est l’une de mes favorites. Pourtant, en surfant sur Internet, j’ai découvert un air identique appelé aussi « Matelote » ou « The Female Sayler ». Je ne sais pas s’il y a eu beaucoup de marins féminins dans l’histoire de la navigation, mais la relation est claire. Il s’agit en fait d’une mélodie française publiée en 1706 par Feuillet et adoptée en Angleterre vers 1710. Cette mélodie a été utilisée pour une « Christmas Carol » (paroles par William Morris) et comme country dance. Comment a-t-elle atteint le Namurois : directement de France ou via l’Angleterre ?
Maclote de Liège / Soldier’s Joy
Cette maclote fait partie du manuscrit Houssa et n’y porte pas de titre. Rose Thisse-Derouette a cru bon de la rebaptiser « Maclote de Liège ». Je l’ai rencontrée aussi avec le titre « Maclote-Branle ». Cette mélodie est presque note pour note la même que celle de « Soldier’s Joy ». Ce reel écossais, au départ, est devenu un véritable hit aux 18ème et 19ème siècles. Il en existe des versions un peu partout en Europe occidentale et en Amérique du nord et, lors de l’enquête qui a eu lieu chez les Wallons du Wisconsin dans les années 80, Françoise Lempereur en a enregistré une version par un violoniste local.
Thomas Hardy (auteur de « Tess of the d’Urbevilles ») a écrit de cette dance : « cette mélodie, après trois quart d’heures de piétinements tonitruants, continue de posséder plus de propriétés stimulantes pour les talons et les orteils que la majorité des autres danses ».
La Berlo / The Cross of Rochester
J’ai toujours été intrigué par cet air que j’adore toujours jouer, (on le trouve dans le manuscrit de Wandembrille) jusqu’au jour où, grâce à Internet, j’ai trouvé un air identique, une country dance appelée « The Cross of Rochester ». Rochester est une ville du Kent. Cet air a été publié par un certain Monsieur Nadrin, maître à danser à Paris au 18ème siècle. Quant au choix du titre « La Berlo », c’est un autre problème. Il semble que « Berlo » ait été un patronyme répandu à Namur. Peut-être y-a-t-il une relation avec Paul Godefroid de Berlo de Franc-Douaire, le 13ème évêque de Namur (1701-1771) qui entreprit la construction de la cathédrale actuelle (le manuscrit Wandembrille date de 1778).
La Gavre / Allbena
Ce n’est pas à proprement parler un air wallon, mais il a été pas mal adopté chez nous. La mélodie que nous connaissons vient du manuscrit Trappeniers qui était maître à danser à la cour de Charles de Lorraine à Bruxelles. On retrouve cet air en Angleterre, de nouveau sous le titre « Allbena » dans des manuscrits et ouvrages tout au long du 18ème siècle. Un titre alternatif est « Will the Barber ». Quant à « La Gavre », je n’ai pas la moindre idée de l’origine ou du choix de ce titre.
Li Tchéron / Galopede
« Galopede » ou encore « The Yarmouth Reel » est une contredanse anglaise qui figure dans plusieurs manuscrits du début du 19ème siècle. Elle porte parfois aussi le nom de « Persian Dance ».
L’interprétation du groupe Waterson Carthy est remarquable (dans une suite comprenant les Polkas de Walter Bulwer 1 & 2).
Carnaval Anglais / Herefordshire Lasses
Le « Carnaval Anglais », qui figure dans le manuscrit Wandembrille n’est rien d’autre qu’une autre contredanse anglaise collectée par Frank Kidson (1855-1926), à partir de documents et manuscrits plus anciens. Le titre original : « Herefordshire Lasses ». Une version figure sur un des CD de John Kirkpatrick (CD « The Duck Race »).
Marche de pèlerinage / An Tour Dantelezet
La « Marche de Pèlerinage » fait partie des quatre mélodies dont on est certain qu’elles ont été jouées par les derniers cornemuseux du Hainaut (les muchards) . J’ai entendu cette mélodie sur un CD de Brenda Wootton (chanteuse des Cornouailles, décédée en 1994), avec des paroles … en breton. « An Toutr Dantelezet » (en français : « La Cloche à Jour (?)). Cette mélodie semble être une chanson bien connue dans certains coins de Bretagne ; voici une traduction trouvée sur Internet ; j’espère que la version bretonne dégage un peu plus de poésie !
Je suis né à Saint-Pol-de-Léon
O ville sainte de Léon !
O paroisse de mes chers ancêtres
Tu es la reine de mon cœur !
Non, il n’est pas
De paroisse plus chère à mon cœur au monde !
J’aime mes talus dorés, et mon clocher à jour.
La Danse du Ramon / Four-Poster Bed
« The Four-Poster Bed » est certainement une des premières mélodies avec laquelle j’ai rencontré le répertoire traditionnel : la version des Dubliners d’abord, puis l’interprétation de Dave Swarbrick. Qui ne se souvient des violonistes qui frappaient leur violon avec le bout de leur archet pour évoquer les quatre piliers du lit ? Ce reel serait écossais plutôt qu’irlandais. Comparez cette mélodie avec la « Danse du Ramon » : vous trouverez rapidement les similitudes, « Four-Poster Bed » étant joué d’une manière plus enlevée que notre danse du balai.
Valse des Montagnes / The Copenhagen Waltz
La « Valse des Montagnes » (manuscrit Houssa) fait partie du répertoire de nombreux groupes folkloriques en Wallonie. The « Copenhagen Waltz » (mélodie presqu’identique) fait partie de la collection Hardy (Thomas, l’auteur de « Tess of the d’Urbevilles », qui était aussi violoniste). Cette valse est née en Angleterre et apparait dans de nombreux manuscrits de musiciens traditionnels, notamment dans une collection de Joshua Gibbons et Market Rasen, dans les années 1830. Cette valse est restée dans le répertoire traditionnel anglais assez longtemps et a été collectée dans le Yorkshire dans les années 1950.
Passepid del Neure Poye / Farinell’s Ground
Ce thème musical est répandu dans de nombreux endroits et a servi de base à de nombreux compositeurs, du Moyen Age à l’époque baroque. Les divers titres relevés de cette mélodie : « La Folia », « Joy to Julius Caesar », « Loyal Toast ». Ecoutez le début du thème principal du film « Barry Lyndon » : vous serez surpris.
Et il y a d’autres choses, parfois insignifiantes : une petite phrase ici et là, par exemple dans une polka d’Elisabeth Melchior, qui a un air de déjà entendu sur des enregistrements anglais ; l’«Amoureuse de Vieuxville » ou l’«Amoureuse de Gédéon» qui trouveraient leur place dans le répertoire écossais ; la « Maclote de Coo » qu’une connaissance anglaise prendrait volontiers pour un air de chez eux. L’« Arèdje d’Ottré » qui est aussi un traditionnel danois. La « Polka Noire » entendue sur un CD bavarois … Et puis, les contredanses du journal L’Echo, dont plusieurs ont été très certainement importées directement d’Angleterre, si l’on en croit les titres « Lady Charlotte’s Delight », « Cream of the Jest », Catch Her If You Can », « Trip To The Camp » etc.
Au-delà de ces exemples, on peut naturellement se poser la question de l’authenticité du folklore wallon. Qu’est-ce qui est vraiment authentiquement wallon dans tous ces airs ? Je veux dire, qu’est-ce qui a été réellement créé en terre wallonne et qu’est-ce qui reflète l’âme régionale ? Je suis bien incapable de répondre à cette question. Je me sens musicien, mais pas analyste. Mais pour ma part, il ne s’agit pas d’un vrai problème : j’ai tendance à me contenter de savoir que ces airs ont, à un certain moment, attiré l’attention d’un ménétrier, d’un maître à danser et été adoptés et adaptés. Ces gens ne devaient, par ailleurs, pas se poser beaucoup de questions sur l’origine des airs du moment qu’ils leur plaisaient et pouvaient s’intégrer dans une pratique musicale locale. Le tout est de procurer du plaisir aux auditeurs et aux danseurs, ainsi que de se faire plaisir à soi-même.
Adopter, importer, intégrer, adapter, c’est ce qui fait vivre le folklore. Il serait bien morne s’il était figé une fois pour toutes. Et c’est d’ailleurs ce que nombre de groupes de bal ont compris et appliquent dans nos régions : nous jouons quelques airs wallons, mais la plupart de nos bals sont constitués d’un répertoire de scottisches, polkas, mazurkas et valses d’origines diverses, de bourrées, de gavottes et autres rondeaux. J’en arrive même très souvent à penser que la bourrée est devenue une danse traditionnelle en Wallonie, adoptée à la fin du 20ème siècle, comme les contredanses l’ont été au 18ème siècle. Il en va de même pour les gigues, cercles siciliens ou circassiens sans lesquels aucun bal n’est imaginable chez nous de nos jours.
Jean-Pierre Wilmotte
(article paru dans le Canard Folk en mars 2010)