Récemment, nous vous présentions avec enthousiasme son cd “Analogia”, un cd d’épinette au timbre raffiné et varié, chose devenue rare en nos contrées où l’on croirait presque que cet instrument n’a jamais existé. Nous avons donc interviewé Michel Terlinck (par e-mail). Après son côté “fabricant” le mois dernier, voici son côté “musicien”.
Marc Bauduin
Q : A priori, un instrument chromatique peut servir à toutes les mélodies. Pourquoi joues-tu à la fois des diatoniques et de la chromatique ?
R : Une épinette est un instrument à bourdons, comme la vielle et la cornemuse. Les tonalités dans lesquelles on peut jouer sont limitées. Et l’accordage des cordes bourdons détermine le ton de base constant de la mélodie. Mais quelle est la différence entre diatonique et chromatique ? Sur une épinette chromatique nous avons comme touches tous les tons et demi-tons. Mais pas sur une diatonique, à moins qu’on ajoute des demi-tons pour pouvoir jouer en mineur. Une autre différence : sur une diatonique, on joue habituellement avec un bâtonnet pour appuyer sur les cordes. Le bâtonnet glisse sur les cordes, ce qui produit un son caractéristique qui peut être très fort. Les glissandi et les trilles sont faciles à exécuter. Sur une chromatique, l’échelle des frettes est divisée en deux rangées : les tons entiers et les demi-tons. Nous avons donc toutes les notes, mais ça ne veut pas dire qu’on puisse jouer dans tous les tons. Cela reste un instrument à bourdon, avec ses limitations.
Mais ce qui plaît à tant de musiciens, c’est qu’on appuie avec les doigts sur les cordes mélodiques pour former la mélodie. De plus, l’instrument a un timbre plus doux. Enfin, personnellement j’emploie beaucoup de doubles notes (secondes, tierces, quartes, quintes). Et on peut toujours jouer en majeur et en mineur. Diatonique et chromatique ont donc une carte sonore très différente. Il y a autre chose aussi qui influence mon jeu : je joue toujours debout, alors que quasi tous les épinettistes jouent assis. J’ai ainsi plus de contrôle sur la justesse du son, sur la vitesse, les accents et les vibrations. Et, oui, il est exact qu’on pose l’épinette sur une table pour en jouer, car cela amplifie le son !
Q : Ton premier cd était déjà enregistré dans une église. Peux-tu expliquer pourquoi ? Le travail d’enregistrement n’est-il pas plus difficile ?
R : Mon premier cd ‘De Wentelsteen’ a été enregistré en 1996 par Musica Numeris dans la chapelle du cloître ‘Stella Maris’ à Merksem (Antwerpen). Avec ma famille, j’y allais régulièrement pour rendre visite à notre ‘Tante Nonneke’ et j’emmenais toujours une épinette pour jouer dans la chapelle. J’aimais le son qui résonnait, et le choix fut vite fait. C’était un cd autoproduit, tout comme le second. Je joue régulièrement dans des églises lors de fêtes. Cet espace me donne de l’inspiration, je m’y sens mieux que dans un studio dont le son est parfois un peu sec.
Pour mon deuxième cd, j’ai travaillé avec le Studio Ultreya. Le joueur de vielle à roue alto Thomas Hoste m’a mis en contact avec Peter Van Wonterghem qui est spécialiste de l’enregistrement de musique acoustique et qui prend soin de la couleur naturelle du son. Il est d’ailleurs aussi fabricant de luths, de cornemuses et de vielles, et est très apprécié pour ses réglages techniquement fins de la vielle à roue. Les musiciens savent que Peter pourra s’occuper de la remise en ordre de leur vielle. Notre enregistrement a eu lieu dans l’église Sint-Pieter de Leerbeek (Gooik). Cette belle église classique a été rénovée récemment et pourra aussi être utilisée pour des activités culturelles. Nous étions parmi les premiers à pouvoir l’utiliser pour un enregistrement et un concert !
Studio Ultreya est venu avec son studio mobile et s’est installé dans la sacristie, près de l’abside à l’arrière de l’église où se trouvaient les musiciens et les micros, car c’est là que l’acoustique était la meilleure. Cela représentait tout un déménagement, mais ça en valait la peine ! Grâce à une installation bien pensée du matériel, nous avons pu atteindre un son transparent sans trop de résonance. Par la suit, lors du mixage, on n’a pas ajouté de résonance non plus. Un beau son purement naturel !
Q : Tu souhaites redonner à l’épinette un rôle d’instrument de concert. Actuellement, la scène wallonne est un désert pour l’épinette. Qu’en est-il en Flandre ? As-tu l’intention de donner des concerts vraiment solos, ou avec quelques autres instruments comme une vielle à roue ?
R : Jouer de l’épinette est magnifique, et jouer pour un public d’auditeurs c’est encore plus beau. Je veux montrer et faire entendre que l’épinette peut être un instrument de concert tout à fait valable, qui peut briller sur un podium. Mes compositions parcourent toute une gamme de tonalités majeures et mineures, de répertoires et de tempi qui apportent aussi de la diversité.
Et, oui, le monde de l’épinette est petit, et entendre cet instrument en solo ou dans un ensemble n’arrive hélas pas souvent … En Flandre, en Belgique néerlandophone, il y a pourtant beaucoup de choses à vivre à différents niveaux. Il y a déjà depuis les années 2000 les journées internationales de l’épinette, qui depuis le corona reprennent petit à petit. Leurs organisateurs sont Muziekmozaiek (Gooik) et René Warny, par ailleurs très bon joueur d’épinette, qui depuis 2010 publie la newsletter électronique ‘Epinet(te)info’ avec beaucoup de nouvelles au sujet de l’épinette. Je pense aussi à André Deru en Wallonie qui a régulièrement organisé d’intéressantes choses. Il y a encore ‘Westelfolk’ à Westerlo (Antwerpen) où il y a eu des cours pour apprendre à construire cet instrument et à en jouer. Avec plusieurs instruments comme la cornemuse, la vielle à roue et le violon, on continue à faire vivre la tradition musicale. Et puis, il y a bien sûr le ‘Stage voor traditionele muziek’ à Gooik où on peut toujours apprendre à jouer de l’épinette. Enfin, pour la seconde fois un week-end de l’épinette s’est tenu au Folkclub « ‘t Ey » à Belsele.
Et moi-même ? Ici et là, je joue en solo lors de différentes activités. C’est soit un concert solo, soit simplement écouter. Mais si on est plusieurs musiciens sur la scène, c’est évidemment plus enrichissant de jouer ensemble. Et avec le nouveau cd ‘Analogia’ nous essayons de jouer tous ensemble la musique que nous avons mise au point. Un concert de temps à autre, ça procure de la satisfaction !
Q : Tes compositions sont tantôt des suites, tantôt individuelles. Peux-tu expliquer pourquoi ? Quel est le sens d’une suite ? D’autre part, par quels autres genres de musique (classique …) penses-tu être influencé ?
R : J’ai toujours aimé jouer en solo. Cela provient de mon jeu de piano. J’ai composé différents morceaux pour l’épinette qui se suffisent à eux-mêmes, mais quand j’écris une série de morceaux qui forment un tout, et que je les joue, j’ai le sentiment de construire quelque chose, de raconter une histoire. Je sens alors que je me dirige vers un point final, qui peut être intimiste ou exubérant.
Jusqu’à présent, j’ai composé six suites. Ce sont chaque fois de gros paquets de mélodies en différents accordages, caractères et rythmes, aussi sur différentes épinettes comme dans la sixième suite qui ouvre l’album. D’où vient l’idée ? La musique classique m’a certainement inspiré. Les suites de J.S. Bach également, ou celles de la renaissance.
Je me passionne pour beaucoup de styles de musique différents, et il y en a que je veux souvent transposer sur l’épinette : la musique répétitive de Steve Reich, ou le pianiste Keith Jarreth, ou la musique du ‘The Alan Parsons Project’.
Mais ce qui m’intrigue aussi, c’est la musique des joueurs de vielle à roue Valentin Clastrier, Gilles Chabenat ou Nigel Eaton. Dans la mesure du possible, je l’essaie sur mes épinettes. Un vrai défi !
Q : Enfin libéré de la période de confinement, quels sont tes projets ?
R : Après les trois premiers concerts-présentations de cd (église Sint-Pieter à Leerbeek – Gooik le 25 mars, Folkclub ‘t Ey à Belsele le 22 avril et chapelle de Zavelenborre à Overijse le 8 mai), il y a eu le concert à Gooik dans l’église St-Niklaas le 22 août pendant le stage de musique traditionnelle. Un lieu magnifique, où nous avions l’honneur de jouer à six musiciens. Il y aura ensuite un concert plus intimiste, avec moins de musiciens, le 26 novembre au ‘Westelfolk’ à Westerlo (Antwerpen). Thomas Hoste (vielle à roue) et moi-même (épinette) donnons d’abord un workshop, et le soir un concert.
Pour le début de l’année prochaine, nous avons un concert au ‘Kleinkunstcentrum ‘t Smiske’ à Asse avec le groupe au grand complet. Et bien sûr, j’aimerais aussi jouer à Bruxelles et en Wallonie, pour y faire entendre le son des épinettes avec mes amis musiciens.
Un concert de temps à autre, jouir de ce qu’on réalise, être fier de son instrument et des musiciens : c’est ça qu’il me faut !
(article paru dans le Canard Folk de novembre 2022)