Le 12ème cahier de musiques traditionnelles s’attache aux problèmes que l’on rencontre quand on veut noter une musique traditionnelle. On sait bien qu’on ne retranscrit jamais tout à fait fidèlement ce qu’on entend, mais les difficultés sont en fait aussi vastes que variables, et les différents articles qui composent ce livre l’illustrent très bien.
Notation descriptive ou notation prescriptive ? L’apparition, vers le 12ème- 13ème siècle, de systèmes de notation plus précis (on renseigne la hauteur des notes au lieu d’indiquer le contour du mouvement de la mélodie) mais aussi de la mesure systématique du temps (l’horloge à roue fut inventée fin 13ème) permit, notamment à l’Eglise, d’ndiquer clairement comment une mélodie devait être interprétée : c’est une notation prescriptive, qui a comme effet de figer plus ou moins une tradition. Les systèmes de mesure du temps ont eu comme effet pervers que nous divisons le temps en segments, et que nous écoutons les notes qui sont jouées ou chantées dans chacun de ces segments; alors qu’un chanteur traditionnel se base sur les événements musicaux et sur les exigences de la parole pour construire le temps : il additionne au lieu de diviser. Quant à notre système de notation de la hauteur des notes, il suppose que le champ de fréquences d’une mélodie est divisé en degrés discontinus de hauteurs fixes; alors que d’autres cultures attachent aussi de l’importance aux mouvements de la hauteur (glissements, oscillations).
Bref, le système de notation occidental ne décrit que certains événements musicaux. C’est d’autant plus problématique que le développement récent de la technique (mélographes et autres appareillages) ne s’est guère accompagné de développements méthodologiques. On a d’ailleurs tendance à oublier que l’enregistrement d’un chanteur ou d’un musicien ne peut pas fixer tous les aspects de l’exécution. Le contexte, la signification de l’événement musical, l’attitude du chanteur ou du musicien ne sont évidemment pas captés par l’enregistreur; une caméra peut faire mieux mais est encore imparfaite. Les enregistrements peuvent eux aussi contribuer à figer une tradition, tout comme une notation écrite : on se réfère à la forme « correcte », celle qui a été enregistrée ou écrite. Ces problèmes de fond nous sont rappelés par Udo Will.
Puisqu’il peut exister plusieurs systèmes de notation écrite, il peut y avoir traduction. Un des chapitres de l’ouvrage s’intéresse ainsi à la musique chinoise sous l’angle de la notation gongche (en caractères chinois) et de la notation chiffrée Rousseau-Chevé. Cette dernière, apparemment inventée par Jean-Jacques Rousseau en 1742, représente les notes par des chiffres (ainsi que des points souscrits et suscrits pour les octaves), et leur durée par des traits horizontaux (sous la note pour la diviser, à côté d’elle pour l’allonger). C’est une méthode assez intuitive, qui correspond bien à un besoin de noter et lire facilement les notes, et qui est utilisée actuellement en Chine en lieu et place de la notation gongche. On peut sans doute imaginer la réintroduire en Europe, comme le propose l’auteur de l’article François Picard.
Et si on parlait du rythme ? Qu’est-ce qui fait qu’un auditeur perçoit le rythme d’une mélodie ? Bien sûr, les crescendos et decrescendos, le fait que le musicien joue plus fort certaines notes, tout celui induit la perception du mètre. Mais il y a autre chose : l’auditeur peut avoir l’impression d’un crescendo alors qu’il n’y en a pas. Le musicien produit, inconsciemment ou non, des changements subtils de rythme qui donnent l’illusion d’un crescendo. Le terme « agogie » désigne les irrégularités infimes de rythme qui articulent le flux musical. Il nous serait difficile d’entendre un rythme si le musicien jouait avec la régularité d’un métronome. Les bons musiciens jouent donc avec un léger retard au début de la mesure, mais la durée, la fréquence et la régularité de ces retards dépendent du style, du genre, du goût. Le musicien ou le chanteur peuvent aussi modifier plus fortement l’agencement temporel afin d’être plus expressifs à certains moments : c’est le rubato.
Plus fondamentalement, on peut se demander comment déterminer le début et la fin d’une note : fixons-nous le début d’une note quand nous sentons qu’elle se prépare, par exemple lorsque le chanteur inspire ou que le musicien la débute tout doucement avant de l’intensifier progressivement ? Quand finit la note, sachant qu’elle continue à résonner quand le musicien a fini de la jouer ? L’idée que l’on puisse mesurer scientifiquement la durée d’une note est une pure illusion, nous dit Judit Frigyesi. Le problème est du même ordre que l’écriture d’une langue, sauf que dans ce cas nous sommes capables d’obtenir par d’autres sources, les éléments (prononciation, intonation, etc) non notés.
Jacques Viret, lui, nous plonge dans l’univers des neumes et du chant grégorien. Les neumes latins, qui existeraient depuis le 9ème siècle, ne précisent pas les intervalles mélodiques, et ne consignent que des nuances du rythme. L’auteur regrette l’alternative dans laquelle se confine souvent l’interprétation rythmique du chant grégorien (le mensuralisme et le style de Solesmes), et propose de chercher la « vérité interprétative » en allant à la rencontre des chants traditionnels sacrés et profanes, pour retrouver toutes les finesses qui n’ont pu être notées. Un peu comme le renouveau de la musique médiévale.
D’autres dossiers présents dans le livre nous semblent être destinés à un public plus restreint, voire être purement descriptifs. On parle ainsi de la notation rythmique dans la musique arabe, du timbre d’une cithare de Madagascar, et d’un projet informatique de description des rythmes de percussions indiennes. Trois entretiens clôturent l’ouvrage. L’un d’eux – « Ethnomusicologie : structuralisme ou culturalisme ? » -, avec Jean-Jacques Nattiez, est particulièrement décevant par son langage compliqué et les nombreuses notions techniques supposées connues. Est-ce de l’inconscience, ou une forme de mépris vis-à-vis du lecteur moyen ?
Par contre, le dernier entretien « Les maîtres du jembe » est très humain, illustrant les réactions mitigées des vieux maîtres guinéens face aux tentatives de sauvetage de leur art. Les jeunes veulent faire des solos mais ne connaissent pas les rythmes traditionnels. Les Occidentaux collectionnent les structures rythmiques, mais il faut « parler », et pour cela avoir l’habitude de s’adresser à ceux qui comprennent la langue du tambour, qui peuvent y répondre parce que pour eux, ce langage parle de la vie et d’expériences collectives bien réelles.
(Ateliers d’ethnomusicologie, site internet www.adem.ch, diffusion : Georg Editeur, 46 chemin de la Mousse, CH 1225 Chêne-Bourg/Genève. En vente à la Fnac)
Marc Bauduin
(article paru dans le Canard Folk en novembre 2000)
Ci-dessous, un exemple de notation chiffrée/