Il me paraît intéressant de reproduire ici quelques pages tirées du livre « La danse traditionnelle en France « , de Yves Guilcher, dontj’ai rendu compte dans le Canard Folk (n° 209 & 210). Ces extraits sont tirés du « Lexique » qui figure à la fin du livre, pp. 327 à 389. Ils permettront, je l’espère, de corriger quelques idées reçues, et fausses, que l’on entend ou lit couramment, et qui ont la vie dure, concernant par exemple l’origine de la bourrée, de la valse, ou des musiques dites « celtiques », ou encore le caractère « traditionnel » de la scottish. Elles fourniront en tout cas des éléments de réflexion à ceux qui acceptent de douter, à défaut d’ébranler les certitudes des autres …
Quoi qu’il en soit, Yves Guilcher nous rappelle opportunément que « constater n’est pas condamner », autrement dit : que si nous prenons plaisir à danser ou faire danser des danses que nous aimons – qu’elles soient ou non authentiquement traditionnelles, et quelle que soit leur origine – tant mieux
Eric Limet
BAL FOLK (pp. 241-243)
Bal revivaliste où se pratiquent pêle-mêle des danses traditionnelles – bourrées, rondeaux gascons, rondes bretonnes, sauts basques, branles béarnais, maraîchine vendéenne -, des danses populaires non traditionnelles – valse, mazurka, scottish, polka, redowa – et des danses anciennes, populaires ou non – branles, contredanses.
BOURREE (pp. 243-246)
Etymologie : inconnue. Nombreuses étymologies fantaisistes; Idées reçues : la bourrée serait une danse populaire originaire d’Auvergne, qui aurait été introduite à la cour par Marguerite de Valois (la reine Margot). Cette conviction ne repose sur rien. (… )
Le terme de bourrée apparaît pour la première fois en 1605 (…) Il faut attendre le premier quart du XVIIIe pour avoir des notations chorégraphiques. Elle concernent la Cour. Il s’agit alors d’oeuvres complexes, qui relèvent de l’art savant. (… ). Si les danses intitulées bourrées aux XVIIe et XVIII siècles sont toujours à deux temps, on n’en trouve pas moins le pas de bourrée sur des mélodies à trois temps. Au XVIIIe siècle le pas de bourrée (ou pas bourré) est le plus utilisé de tous les pas.
Le schéma d’appuis du pas de bourrée de cour est par ailleurs celui des bourrées populaires.
A l’époque de l’enquête de terrain – XIXe et surtout XXe siècle – l’appellation bourrée ne recouvre plus que des danses authentiquement populaires, implantées dans un vaste domaine constitué par les « provinces du centre » au sens large.( … )
Contrairement à ce qu’un vain peuple pense, la bourrée est une danse difficile. Dansée par des danseurs traditionnels, elle peut être fine et élégante. Etant donné que c’est une danse populaire, bourgeois et citadins se plaisent à l’imaginer lourde et grossière. Elle l’est souvent lorsque ce sont eux qui la dansent.
Dans les bals folk, les bourrées se réduisent quasi systématiquement à des avances-reculs en ligne suivis de croisements (p. 243)
BRANLE (pp. 246-249)
Avant de voir dans les formes traditionnelles des « branles » la pure et simple conservation des branles tels qu’ils nous sont connus par les sources écrites (Arbeau, Arena, De Lauze, Mersenne, etc), il faut se rappeler que les milieux traditionnels eux aussi ont une histoire qui leur est propre et dont nous ne savons pas grand chose. De sorte que toute étude comparative se doit d’être critique et ne débouche sur aucune certitude.
COCHINCHINE (note p. 241)
Le cas est intéressant.
Il s’agit d’une danse danoise. Elle tire son nom des poules Cochinchine – en danois Toppede Höhne, poule huppée – reconnaissables à leur crête particulière.
En tant que danse, Cochinchine reprend une figure d’allemande à trois, récupérée d’ailleurs par mainte tradition européenne, y compris en France.
Introduite en France par Miss Pledge, reconduite par ses élèves (H. et JM. Guilcher, etc) et par les CEMEA (J.Vivant), elle entre au répertoire du bal folk en 1974 (Yves Guilcher) (1)
Le succès de cette danse sur le territoire français la fait aujourd’hui passer pour autochtone auprès d’un public mal informé: danse provençale, bretonne, etc.
CONTREDANSE (pp. 251-255)
Etymologie : anglais country dance (soit au sens de danse de la campagne, soit de danse nationale anglaise).
(… ) Au XVIIIe siècle, la country dance devient, en Angleterre, la danse par excellence. On l’apprécie pour sa « gay simplicity » et son caractère « unsophisticated ».
La contredanse est une danse à figures, qui fait se rencontrer des individus et des couples. On se sépare, on se retrouve, se croise et se quitte. La figure ici n’est pas conçue comme un dessin à contempler – comme c’est le cas dans la « belle danse » à la française -, mais comme des parcours à vivre, des relations à éprouver. Son ressort, c’est le jeu.
Premier recueil : « The English Dancing Master », édité à Londres par J. Playford en 1651. Son succès lui assurera 18 rééditions. On y trouve des formations très diverses, mais peu à peu c’est le « longways for as many as will », avec progression, qui domine.
Introduite en France dès la fin du XVIIe, elle y rencontre un succès extraordinaire au XVIIIe, sous la forme britannique du longways, l' »anglaise », et de la contredanse « française », sur le plan carré (quadrille).
Puis elle a envahi toute l’Europe, notamment l’Ecosse et l’Irlande qui vont lui donner un visage autochtone. Et l’Amérique (running set, square dances, contras, mixers)
La contredanse s’offre plus que toute autre forme de danse à la création, du fait qu’elle est un agencement de figures combinables à l’infini. Il s’en compose chaque jour.
DANSES EN couple fermé (p. 255)
Il s’agit de danses – valse, polka, scottish, mazurka, etc – dans lesquelles le garçon et la fille adoptent la position dite de « danses de salon » et font en symétrique le même pas, à pied opposé. Populaires, mais non traditionnelles, ces danses ont d’abord connu le succès à Paris, avant d’essaimer en direction de toutes les provinces.
(… ) répandues dans les campagnes françaises à une époque où celles-ci, soutes ouvertes aux modes citadines, ne peuvent plus être considérées comme des sociétés traditionnelles, elles ne donneront guère lieu à réélaboration locale et se maintiendront telles quelles dans leur nouveau contexte. De sorte que, contrairement à ce que croient souvent certains groupes folkloriques, ces danses-là – pas plus que les gigouillette, aéroplane, polka piquée, polka des bébés, du lapin, des moissonneurs, sept pas, etc – ne sont représentatives d’aucune tradition régionale.
FEST NOZ (pp. 266-270)
Le fest noz actuel n’a rien à voir avec le fest noz traditionnel.
Dans l’ancienne tradition populaire le terme de fest noz n’a cours qu’en Haute-Comouaille. Son aire de diffusion correspond en gros à celle du kan ha diskan (réduit lui-même, au moment des enquêtes, à quelques communes des cantons de Carhaix et Huelgoat). Il ne désigne pas une réunion de danse, encore moins un bal organisé où viendrait danser qui veut, mais une circonstance particulière où la danse a sa place. (… )
Un fest noz traditionnel, par définition, ne regroupe que des paysans et il n’y a de fest noz qu’entre paysans : on danse ensemble parce qu’on a travaillé ensemble, et l’on danse sur les lieux mêmes où l’on a travaillé et où l’on réside. La danse est l’aboutissement et la récompense de la fatigue partagée. C’est cette dernière acception du terme, propre à quelques communes, qu’auront en tête ceux (principalement Loeiz Ropars) qui relanceront le fest noz dans les années cinquante. En-dehors de ce territoire très limité, le terme de fest noz est inconnu en Bretagne.( … )
Le fest noz traditionnel ne connaît pas d’autre danse que la ronde au kan ha diskan (…) La pratique du fest noz (traditionnel) s’arrête après la première guerre mondiale.
Le fest noz actuel attire de plus en plus de jeunes, des jeunes de l’endroit, mais aussi d’ailleurs, et bientôt surtout des touristes, séduits par l’originalité du phénomène, dans laquelle ils voient un gage d’authenticité. On recourt maintenant à des instrumentistes, puis à des groupes connus, ionvités à se produire sur scène. On les applaudit (chose impensable dans un contexte traditionnel). L’entrée est devenue payante. On l’annonce par les médias. On en programme à Audierne, à Saint-Brieuc, à Paris, Berlin, Sidney ou Tokyo. Rien ne fait obstacle à des échanges entre le fest noz et le bal folk : andro, hanter dro, laridé, contre scottish, cercle circassien, gigue, cochinchine, maraîchine, toutes danses impensables dans un fest noz traditionnel, et que beaucoup croient désormais bretonnes.
Mais ce qui oppose le fest noz nouvelle manière à l’ancien fest noz paysan, ce n’est pas seulement qu’on danse dorénavant autre chose sur d’autres musiques. C’est aussi que la danse, en changeant de contexte, a changé de fonction. Elle a perdu un milieu et a gagné un public. Un public qui ne vient pas là pour retrouver son cadre de travail, mais pour l’oublier.
Sur cette mutation du fest noz, on peut faire plusieurs remarques. D’abord, elle était inévitable (… )
Constater n’est pas condamner. On peut et doit comprendre ces besoins nouveaux. Comme on doit comprendre aussi ceux qui, encore très minoritaires, préfèrent se retrouver dans une ronde peu nombreuse, où les chanteurs dansent et dans laquelle chant et récit redeviennent essentiels. Ces gens-là ne sont ni élitistes ni passéistes. Pas plus que les autres ils ne renouent avec la tradition paysanne. Ils en ont seulement retenu autre chose.
MIXERS (pp. 279-280)
Terme anglo-saxon désignant un type particulier de danse à figures pour un grand nombre de danseurs, dans laquelle on change de partenaire à chaque exécution de la danse.
Les grands standards du genre sont anglais (Circassian circle, Lucky seven, Kenneth mixer), américains (O Susannah, Shoo fly, bastringue québécois), scandinaves (Klipplev market, … ). A côté des mixers recueillis dans une pratique populaire, il s’en invente chaque jour en Angleterre et aux Etats-Unis, mais aussi en Belgique et en France (associations Swing Partners, ADP). (…) Si le revivalisme anglo-saxon est en général resté fidèle au visage et à l’appellation des mixers qu’il retransmettait, ce n’est pas le cas de la France. Deux mixers en particulier appellent à cet égard un commentaire : le Cercle circassien et la « Chapelloise » (ou « Gigue »)
LE CERCLE CIRCASSIEN (CIRCASSIAN CIRCLE)
Le mixer que nous appelons aujourd’hui Cercle circassien a été recueilli en Angleterre (Northumberland) au début de XXe siècle par une élève de Cecil Sharp, Maud Karpeles.
Tel qu’elle l’a recueilli, il comprenait deux parties:
La première sous forme de sicilian circle; c’est cette première partie, héritière du quadrille français, qui constitue stricto sensu le Cercle circassien. Elle se danse traditionnellement sur une jig, air en 6/8. La seconde, dite big circle, est (à peu près) ce qui se fait aujourd’hui dans nos bals folk. Traditionnellement, elle doit se danser sur un reel, air en 2/4.
Le Circassian circle se répand en France dans l’entre-deux-guerres (Miss Pledge). Après la Libération, il entre au répertoire des CENMA (W.Lemit, J.Vivant). Il fait irruption dans le mouvement folk au début des années 70 (Y.Guilcher) (1). Le but était de répandre des répertoires collectifs suffisamment simples pour pouvoir se transmettre sans enseignement. La version alors répandue élimine la première partie à quatre, ne conserve que le big circle et substitue aux airs de reels normalement requis des airs de jigs irlandais, mieux connus des instrumentistes « folk » de l’époque.
C’est dans le même esprit qu’A.Dufresne et Y.Guilcher répandent en même temps des danses scandinaves comme Aleman’s marsj (Suède) et Cochinchine (Danemark) (1)
LA CHAPELLOISE ou GIGUE
Contrairement à une légende tenace, ce mixer n’a pas été inventé lors d’un stage à La Chapelle-des-Bois. Il s’agit d’un mixer suédois, appelé Aleman’s marsj, lui aussi apporté en France par Miss Pledge dans les années 30 (… ) A. Dufresne l’enseigne à La Chapelle-des-Bois dans les années 70; en ayant oublié le titre, il le rebaptise « La Chapelloise ».
La danse se répand sous cette nouvelle appellation, ou d’autres : la « champenoise », la gigue , « l’autre cercle circassien », le « rock irlandais », etc. La vogue du bal folk l’exporte hors de nos frontières, où elle passe pour une invention française. Sauf en Angleterre, où le mixer suédois se voit naturalisé comme « English gay gordons » (1)
Au départ, les diffuseurs de mixers en ont respecté la leçon ethnographique – swing en position de danse de salon, promenade en pas de marche, etc. Le revivalisme s’en est souvent écarté et l’on voit naître des pratiques erronées mais consensuelles – swing à l’épaule, promenade en changement de pas, garçon tenant la fille en « allemande écossaise » (papillon), etc
VALSE (pp. 287-289)
Etymologie : allemand Waltzer. Danse en couple fermé, rattachable aux allemandes dont le goût se répand au sein des milieux dirigeants dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. Son succès sous le nom de valse commence en France sous le Directoire.
Idées reçues :
La valse serait l’ancienne volte provençale, qui serait apparue dès avant Philippe Auguste au Xlle siècle. Cette théorie, énoncée par le grand Larousse, affrimée par Desrat à le fin du XIXe siècle et reprise récemment par R. Hess, n’est pas sérieuse :
1.Il n’y a nulle mention d’une danse appelée volte nulle part avant le milieu du XVIe siècle, y compris dans les traités de danse provençaux.
2.La volte disparaît complètement de la pratique dans le premier tiers du XVIIe siècle, et n’a donc pas pu devenir la valse à le fin du XVIIIe.
3.La volte nous est décrite en détail dans l’Orchésographie, 1588; cette danse n’a rien à voir avec la valse, ni dans sa musique, ni dans son pas, ni dans ses trajets, ni dans la façon de tenir la partenaire.
4.Les défenseurs de la filiation volte-valse se font de la volte une idée inexacte (citation erronée et
tronquée d’Arbeau)
5.L’argumentation des spéculateurs s’étaye d’affirmations sans documents, voire de citations fausses.
Les faits
Avant même qu’apparaisse le substantif Walzer pour désigner ce qui deviendra la valse, deux réalités sont attestées :
1.L’application du verbe walzen, tourner, à toute danse qui tourne, y compris les rondes.
2.L’existence au XVIe siècle de danses appelées allemandes ou polonaises (teutsch, polska), pratiquées en Allemagne, Suède, Pologne, Bohème, qui comportent une partie en cortège de couples ouverts (cf. Orchésographie) et un Nachtanz à trois temps en couple enlacé, abondamment représenté dans l’iconographie de l’époque.
(…) La valse qui s’implante en France à le fin du XVIIIe siècle n’est pas autre chose qu’une allemande. Elle n’y rencontre d’abord qu’un succès mitigé. Mais son succès grandit vite, dans la société dominante, puis en milieu populaire (style « musette »), et enfin … dans le bal folk.
(1)Peut-être ici quelques petites remarques personnelles. Simplement pour rappeler tout d’abord que, avant la vogue du Folk et avant … Yves Guilcher, j’avais moi-même introduit dans mes animations (Barnas etc), entre bien d’autres danses, le Circassian Circle, Toppede Hone (Cochinchine) et ce qu’on appelle aujourd’hui Chapelloise ou Gigue.
Au sujet de cette dernière, je ne suis pas sûr qu’ Yves Guilcher ait raison. La structure de base de cette danse de couple (4 pas en avant, se retourner, 4 pas en arrière, 4 pas en avant, se retourner, 4 pas en arrière) se retrouve non seulement dans la danse suédoise, mais dans le fameux « Gay gordons » écossais (qui se danse sur un martial air de marche et que les Ecossais considèrent un peu comme un hymne national). Pour ma part, j’avais appris à peu près à la même époque le Aleman’s marsj et, en Angleterre, l’adaptation (par Sibyl Clark ?) du « Gay gordons » enmixer (donc avec changement de partenaire), qui était exactement la même danse. Laquelle a précédé l’autre ? Et ne viennent-elles pas toutes deux d’un modèle plus ancien ?
Eric Limet