L’autre jour, en cherchant un bouquin dans ma bibliothèque, je suis tombé sur celui-ci, dont la couverture cartonnée d’une couleur brune pas très engageante ne porte aucune inscription. Il faut l’ouvrir pour découvrir une page de garde bien remplie, qui a dû passer par de nombreuses mains. Il s’agit d’un recueil de mélodies « nationales » du Pays de Galles, avec des paroles anglaises et galloises écrites par plusieurs poètes, et un accompagnement musical créé par Brinley Richards. Ce dernier signe une intéressante préface de près de trois pages, datée « St. David’s Day, 1873 ». Vérification faite, St David est bien le patron du Pays de Galles, et sa fête tombe le 1er mars, jour anniversaire de sa mort en 589.

Richards commence par affirmer que, selon lui, le style de musique d’une nation dépend avant tout de la langue et des instruments de musique « primitifs ». « La musique du Pays de Galles est étroitement associée à l’histoire de son instrument national : la harpe. Elle a longtemps été négligée, mais grâce à l’esprit patriotique de quelqu’un comme Gwenynen Gwent (1), beaucoup de choses ont été accomplies récemment pour la préserver. Ces dernières années, une douzaine de harpes galloises ont été fabriquées à Llanover. Elles sont toutes du modèle de la harpe triple (2) telle qu’elle fut introduite aux environs du 14ème siècle et qui, contrairement à la harpe à pédale, est essentiellement notre instrument national.»

Lors de l’Eisteddfod (3) du printemps 1872 à Llandovery, il eut le plaisir d’entendre plusieurs harpistes gallois, notamment un soldat en uniforme de son régiment. Le concours fut gagné par une jeune femme en costume gallois, fille de la fameuse Gruffydd qui était la harpiste résidente de Lady Llanover. En 1871 à Londres, après de longues années de silence, il entendit un harpiste le jour de la St David.

L’auteur s’attaque ensuite à William Chappell qui dans son ouvrage « Popular Music of the Olden Time » s’en prend à l’origine de la harpe (qui serait saxonne) ainsi qu’à celle de nombreuses mélodies galloises. Son argumentation l’amène à préciser qu’il a existé plusieurs sortes de harpes au Pays de Galles. L’une d’elles, faite en cuir et avec des cordes enrobées d’acier, est décrite par le barde Davydd ab Gwilym comme un instrument très dissonant. Une autre, appelée Isgywer (4) d’après le nom de la clé dans laquelle elle était accordée, était si petite qu’on pouvait en jouer à dos de cheval. Une troisième sorte, cordée avec du crin, continua à être utilisée jusqu’à son remplacement par la harpe triple.

Richards va jusqu’à citer le Belge François-Joseph Fétis (5) qui, dans son histoire générale de la musique, indique que le pays de Galles a conservé de manière ininterrompue l’usage des druides, des bardes et de la langue celtique.

Les festivals nationaux gallois ne sont pas non plus des institutions récentes; ils ont eu lieu durant des siècles, et certains d’entre eux ont fait l’objet de comptes-rendus très intéressants.

L’un des plus remarquables fut organisé par le prince de Galles du Sud en 1177; il y avait notamment un concours entre les bardes du nord et ceux du sud, qui avaient tous été invités par le prince et furent installés cérémonieusement dans le grand hall du château. Les principaux prix de poésie allèrent aux bardes du nord, et ceux de musique aux bardes du sud. Outre la douceur des instruments, on remarqua aussi que, contrairement aux habitants d’autres pays, les Gallois ne chantent pas à l’unisson mais en plusieurs parties. Déjà en cette époque reculée, ils avaient donc de bonnes notions d’harmonie ou de contrepoint. Ce type de chant se retrouve d’ailleurs dans les “four-and-twenty games” traditionnels gallois.

Quant au recueil de chansons, Richards indique avoir eu systématiquement beaucoup de mal à en donner une version mélodique qui soit acceptée par les meilleures autorités. Il n’a quasiment jamais essayé d’altérer leur forme originelle. Enfin, puisque des nouvelles paroles en anglais et en gallois ont été collées sur les mélodies, les titres des chansons peuvent avoir changé. Ainsi, la valse “The Exile of Cambria” s’appelait “Ned Pugh’s niece” (en gallois : “Yr Alltud o Cymru” – “Wyres Ned Puw”).

Marc Bauduin

 

Bardes et Druides

Mais restons encore un instant dans les vieilleries galloises. En cherchant laborieusement la traduction du mot “isgywer”, je suis arrivé sur un document qui contient une occurrence de ce mot. En remontant jusqu’au début du document, on trouve d’abord une page écrite par Google qui dit en substance que, dans le but de sauvegarder le patrimoine littéraire, Google a numérisé de vieux documents comme celui-ci et les met gratuitement à disposition du public. J’en avais déjà entendu parler, mais c’est la première fois que je suis face à cette générosité de Google.

Le document intitulé “Musical and poetical relicks of the Welsh bards”, par Edward Jones (6), troisième édition, date de 1808 et fait environ 200 pages.

L’histoire la plus ancienne est certes la moins précise, ce qui n’empêche pas de s’y plonger avec curiosité. Tentons de résumer ce qui s’est passé en une quinzaine de siècles, en portant bien sûr le plus d’attention à la musique et à ses instruments.

Il y avait trois classes de druides : les bardes ont la science et la connaissance, ils philosophent et enseignent, leur nom est dérivé du mot “Bâr” (sommet); les druides étaient devins, philosophes, pharmaciens, prophètes, législateurs, musiciens et surtout prêtres. Ils avaient les cheveux courts et une longue barbe, mais il y avait aussi des druidesses. La troisième classe était celle des Ovates, herboristes, guérisseurs, devins.

Les Druides-Bardes étaient “les pères de la Littérature”. L’ordre sacerdotal des druides était habillé en blanc; les bardes en bleu, symbolisant le ciel, la paix et la fidélité, mais ils ont fini par perdre le caractère sacré druidique.

Au début du 5è siècle, les bardes furent très actifs avec leurs harpes dans le dernier combat victorieux contre les Saxons. Par contre, du 9è au 11è, on ne connaît que peu de pièces composées par des bardes.

Les bardes chantaient à la harpe pour les mariages et les funérailles, pour les jeux et pour d’autres solennités, ainsi que pour des soldats qui s’étaient fait connaître par des actions héroïques.
En fait, on connaît très peu la musique et la poésie des bardes avant l’époque de César.

L’auteur fournit une série d’exemples de poèmes et d’odes. Il constate que la poésie était un moyen efficace de transmettre l’Histoire.

En 942, Bardd Teulu, le “Court Bard”, avait le rang de 8ème officier de la maison du roi. Lors de son entrée en service, il reçut notamment une harpe. Aux grandes fêtes de l’année (Noël, nouvel an …), il était assis à la table du prince. Quiconque blessait le barde avait une amende de 6 vaches et 120 pence. Le meurtrier du barde avait une amende de 126 vaches.

Mais vers l’an 1100, le comportement et les pratiques musicales des bardes gallois étaient devenus problématiques. Le prince de Galles Cruffudd, né en Irlande, fit venir les meilleurs musiciens irlandais; il en résulta 24 mesures relatives à la musique instrumentale, ainsi qu’une véritable révolution : les bardes furent divisés en trois ordres : les poètes, les hérauts et les musiciens.

L’Eisteddvod était une assemblée triennale des bardes, organisée de manière précise. Les bardes musiciens et poètes devaient y passer des examens; en cas d’échec, ils perdaient tous leurs privilèges.
Dans chaque art, on trouve des classes inférieures comme les chanteurs, ainsi que des musiciens et poètes itinérants jugés moins doués. Le terme anglais adéquat pour les désigner est “Minstrels”. Il y avait aussi des joueurs de cornemuse, de crwth à trois cordes et de tambourin, sans relation avec l’Eisteddvod.

Au début du 12è s, la musique et la poésie approchaient de leur plus haut niveau de perfection.
S’ensuivent des guerres, des massacres de bardes par Edward I … sous la domination anglaise, les bardes entrent en clandestinité.

L’accession d’un Tudor au trône changea la donne : sous Henry VII, les bardes sortirent de l’ombre et les Eisteddvods reprirent. Son cruel fils Henry VIII ne refusa pas d’aider les bardes; on retiendra l’Eisteddvod de 1523 et puis, après quelques décades d’anarchie, celui de 1568 initié par la reine Elizabeth (1553-1603) qui voulait y remettre de l’ordre.

Arrivé presque à son époque, l’auteur présente une longue liste de musiciens et de compositeurs, et fait une pause et se demande quelle est la cause de la beauté de la musique et de la poésie galloises. Il est d’avis que les lois, les habitudes et les fortunes jouent un rôle important. Les lois galloises ont souvent accordé des libertés; la langue galloise s’est progressivement améliorée grâce aux Eisteddvods. Il la compare au grec et au latin qui, eux, sont pleins de consonnes et de mots polysyllabiques.

Il précise que parmi les types de musique, on trouve aussi des airs à danser, des jigs, qui sont extrêmement gais et inspirants.

Selon lui, une harmonie avec les Anglais est trouvée au sujet de la harpe. On dit que votre coeur restera vertueux et non corrompu après avoir écouté de la harpe. L’auteur remarque aussi la beauté distinctive de cette musique lorsqu’elle est jouée et chantée par “nos bardes féminines modernes”.

Les plus beaux chants poétiques, festifs et pastoraux n’étaient jamais écrits : ils se transmettaient oralement. Les poèmes devinrent de plus en plus nombreux; ceux de moindre qualité étaient rejetés, pouvaient dès lors être écrits, et percolèrent dans toutes les classes de la population. A partir du moment où le pays de Galles devint une province anglaise, des sujets comme la guerre et la terreur furent abandonnés au profit de l’amour, de la pitié, de la tristesse.

Le sens social des habitants les poussait à se réunir pour manger, boire, chanter et danser au son des harpes, des crwths et des cornemuses, et c’est ainsi que la poésie survécut.

L’auteur livre alors de très nombreux poèmes avec leur traduction en anglais. On trouve aussi un schéma hiérarchique des bardes avec, tout en bas, les quatre ordres inférieurs (globalement appelés “ménestrels”) : jongleurs et joueurs de cornemuse, de crwth et de tambourin, qui étaient payés un penny pour jouer debout.

Les instruments de musique sont passés en revue : ceux des Gallois mais aussi des Hébreux (qui utilisaient la harpe), des Britanniques, des Ecossais … en s’attardant sur les harpes à deux et trois rangées de cordes.

A propos de la harpe à trois rangées, qu’il pense avoir été probablement inventée au 14ème bien que la plus ancienne référence date de 1450 dans une monodie d’un barde, il fait appel à Galilée (7) qui en 1582 parle d’une harpe ayant 54, 56, 58 ou même 60 cordes – une harpe à 60 cordes est probablement triple, dit-il. En 1632, Marsennus indique que la harpe triple s’étend sur quatre octaves et a pas moins de 75 cordes.

La harpe triple “actuelle” (vers 1808 donc !) a une étendue de cinq octaves plus une note. Les deux rangées extérieures, de 37 et 27 cordes, sont accordées à l’unisson, et la rangée du milieu, avec 34 cordes, contient les dièzes et les bémols. Cela fait 98 cordes en tout !

L’auteur fait remarquer que les bardes vénéraient le chiffre 3 : les triplets de vers, la forme triangulaire des harpes, les trois bras de leurs clés d’accordage, les trois notes des accords parfaits … et la troisième rangée de cordes.

 

Le crwth

Un curieux instrument est alors présenté en détail : le crwth, peut-être ancêtre du violon, avec six cordes, une longueur de 20 pouces, une étendue plus grande que le violon et une capacité à atteindre la perfection. Les deux cordes les plus graves sont généralement jouées avec le pouce; le chevalet étant moins convexe que sur un violon, l’archet fait sonner deux ou trois cordes en même temps. Mais il existe aussi un crwth à trois cordes, “sorte de rebec”.

Le cor de St Patrick

St Patrick, le Britannique, qui fut formé à Glastonbury Abbey, avait été envoyé en Irlande vers 432 afin de convertir les Irlandais au christianisme. Giraldus rapporte que St Patrick avait un cor qui n’était pas en or mais en laiton; ce cor fut ramené plus tard d’Irlande; mais ce qui est remarquable c’est que, lorsqu’on mettait le pavillon contre l’oreille, on entendait un doux son, comme la mélodie émise par une harpe lorsqu’on la touche délicatement.

Les partitions

Et puis soudain, à la page 142 du pdf, apparaît un index des airs et des chants. Les titres sont en gallois bien sûr, mais l’exercice réalisé précédemment par la lecture du bouquin Songs of Wales porte ses fruits : on repère vite “Wyres Ned Puw”, dont le titre actuel est “Exile to Cambria”. La partition consiste ici en deux airs consécutifs : 2 x 8 mesures en 2 temps suivies de notre valse (2 x 8 mesures en 3 temps). Valse qui, en 1808, a un rythme et une mélodie nettement moins intéressants qu’en 1873.
Toujours est-il que vous avez là 53 pages de partitions à explorer.

Marc Bauduin

(article paru dans le Canard Folk de janvier 2022)

……………………………………………………………………………………………………………………………….

Notes

(1) La baronne de Llanover 1802-1896 a pris ce nom de barde qui signifie « l’abeille de Gwent » ; elle aida beaucoup au développement des arts gallois, eut un harpiste résident à Llanover Hall, participa à la création de « La Galloise », premier périodique pour femmes en langue galloise …

(2) En anglais « three-string harp », littéralement « harpe à trois cordes ». Cependant, bien qu’il existe des instruments à trois cordes, on peut supposer qu’il s’agit ici de la « harpe triple » qui contient trois rangées de cordes. D’après Wikipédia, la harpe triple a été inventée en Italie vers 1590 pour faire suite à la harpe double. C’est environ deux siècles plus tard que son introduction au Pays de Galles supposée par Richards …

(3) Festival autour de la langue galloise

(4) Pas facile de trouver la traduction de ce mot. Le dictionnaire en ligne Geiriadur Prifysgol Cymru  connaît « isgywair » : une des cinq clés ou échelles de l’ancienne musique galloise à cordes, identifiée plus tard comme la clé de Do, ou clé grave ; une des cordes du « crowd » (crwth ?), qui a un son grave ; air, type d’air, type de harpe.

(5) François-Joseph Fétis , Histoire générale de la musique depuis les temps les plus anciens jusqu’à nos jours, Paris, Firmin-Didot, 1869-1876, 5 vol.

(6) Savez-vous que le nom de famille Jones est typique du Pays de Galles ?

(7) Galilée a écrit en 1581 le “Dialogue de la musique antique et de la musique moderne”.