Dans le deuxième tome de son ouvrage « Les musiciens belges » (Jamar éditeur à Bruxelles SD), Ed. Fétis relate une fête donnée à Bruxelles par la Confrérie des musiciens et maîtres de danse, pour l’introduction d’un nouveau confrère.
Pour décrire ces réjouissances, Fétis se bas sur « des documents très intéressants pour l’histoire des mœurs de nos provinces, rassemblés avec un zèle persévérant par un amateur de curiosités archéologiques ».
Le banquet eut lieu dans la grande salle d’une des maisons dont la piquante architecture fait encore l’ornement de la grande place de Bruxelles. A midi sonnant, les convives se trouvèrent réunis. Pas un ne manquait à l’appel. Il n’était pas de bon air alors de se faire attendre.
Des peintures de Van Helmont, et des tapisseries sur lesquelles étaient représentées des scènes de l’Écriture sainte, ornaient la salle du festin; au milieu se trouvaient deux longues tables chargées d’accessoires faits pour réjouir d’avance l’estomac des assistants.
On n’y voyait ni porcelaines aux riches couleurs, ni argenterie finement ciselée; mais de larges pots et des bouteilles ventrues y formaient une double file serrée. A l’extrémité s’élevait, sur des tréteaux, à peu de distance du sol, une espèce de théâtre, qu’un grand rideau en tapisserie fermait aux regards curieux.
A un signal donné par le récipiendaire, les convives prirent place au festin qui les attendait. Pendant quelque temps régna ce silence solennel qui marque le commencement de tout repas. Quand les appétits se furent un peu calmés, les conversations s’établirent et devinrent de plus en plus bruyantes. On n’attendit pas le dessert pour chanter.
Les chansons de table étaient fort à la mode; où eussent-elles été mieux de mise que dans un repas de musiciens ? Chaque convive eut son tour; nul ne se fit prier; c’était, au contraire, à qui passerait avant les autres. Les amours-propres étaient en jeu.
L’un avait à cœur de faire entendre un air nouveau de France; un autre tenait en réserve une canzone italienne; un troisième avait exhumé une vieille chanson flamande, nouvelle à force d’être oubliée. Chacun avait, cela va sans dire, la prétention d’être vainqueur dans cette espèce de concours. Un orchestre composé de deux violes, d’un théorbe et d’une flûte à bec remplissait les intermèdes.
Vers le milieu du repas, le nouveau confrère fut invité à subir l’épreuve d’usage. Cette épreuve consistait à chanter, à livre ouvert, un air écrit pour la circonstance par un des anciens de la confrérie, et à exécuter un morceau sur l’instrument de son choix.
Un vieux maître de musique de Saint-Nicolas déroula gravement une feuille de papier sur laquelle il s’était appliqué à copier un psaume de sa façon et de son meilleur style, et vint la placer sous les yeux du jeune artiste.
Légèrement ému par la crainte et par l’effet de nombreuses libations, le récipiendaire hésita aux premières mesures; mais il se remit bientôt et dit, sans broncher, toute la fin du psaume. Cela terminé, il prit son théorbe et joua un morceau assez difficile pour le temps.
Les vivat éclatèrent de toutes parts et, d’une voix unanime, l’assemblée déclara que le nouveau confrère faisait honneur à la compagnie. Une large coupe d’argent, présent de l’un des gouverneurs, fut remplie jusqu’au bord; elle fit le tour de la table, et chacun des assistants y trempa ses lèvres en portant la santé du héros de la fête.
Le rôle des maîtres de danse avait été passif jusqu’alors. Ils devaient cependant contribuer aussi à l’éclat de la solennité. Le rideau qui servait de clôture au théâtre dont il vient d’être parlé s’ouvrit, et l’on vit représenter une action moitié danse, moitié pantomime. Les musiciens qui venaient de récréer les convives pendant le repas formèrent l’orchestre.
Un berger était aimé de deux bergères, l’heureux mortel ! Avant de décider à laquelle il donnerait son coeur, il prit divers travestissements pour les éprouver. Un enchanteur de ses amis lui avait donné les moyens de se transformer complètement. Cet artifice lui fit découvrir que l’une des deux bergères n’était qu’une coquette, tandis que l’autre l’aimait réellement. Celle-ci fut choisie par lui pour sa femme. L’autre se consola en acceptant la main et la fortune d’un vieillard imbécile.
Les musiciens applaudirent les danses des danseurs avec autant de chaleur que ceux-ci avaient applaudi la musique des musiciens. C’était un échange de bons procédés.
Que retenir de ce texte ?
Le banquet d’intronisation est une occasion à laquelle chaque musicien doit participer (« pas un ne manquait à l’appel »). Cette réunion de musiciens est l’occasion pour chacun de se mettre en valeur. La concurrence y est grande entre les participants (« chacun avait la prétention d’être vainqueur dans cette espèce de concours »).
Le banquet a lieu pour l’intronisation d’un nouveau confrère. Cette intronisation se déroule selon un rite établi; l’auteur parle de « l’épreuve d’usage ». Le nouveau confrère est testé par un ancien qui a écrit la partition qui doit être lue par le nouveau confrère.
Apparaît ici l’image, le symbole du « parrainage – transmission – sauvegarde » d’un savoir-faire et peut-être d’un savoir-être. Ceci sont les éléments essentiels que je retiens de ce texte; avez-vous lu autre chose ?
Thierry Legros
(publié dans le Canard Folk n°100 en novembre 1991)