Vive le patrimoine ? Oui, qu’il vive !
par Michel Berhin, musicien traditionnel, membre de Folknam (1)
Outre que Forum des pédagogies consacre un numéro entier à ce thème, il n’est pas déraisonnable d’évoquer la place du patrimoine, du folklore et des traditions dans l’enseignement scolaire et, plus largement, dans l’éducation de notre jeunesse. En effet, les cours de formation commune notamment, s’accordent pour donner au passé une place de choix dans l’identification des événements fondateurs de notre culture. Dès lors, par ce biais, le patrimoine est-il susceptible d’entrer dans les écoles à titre de contenu.
Toutefois, cette évocation du passé prendra-t-elle la tournure d’une visite de musée ou en fera-t-on une réactivation positive de tous ces savoir-faire observés dans leur contexte d’origine ? L’option est à prendre.
Dans son acception la plus large, le patrimoine est constitué d’éléments divers provenant des générations qui nous ont précédés et qu’une appropriation consensuelle a érigé en propriété collective à haute valeur ajoutée. Dans cette logique, la nécessité de travailler à sa reconnaissance, à sa sauvegarde et d’en assurer sa pérennité devient un devoir moral collectif auxquels même les services publics seront priés de s’intéresser (2). Son identification résulte d’une s-élection, à l’instar de celle qui détermine le seuil entre antiquités et vieilleries, par exemple. Ce tri met en ?uvre un certain nombre de critères. Ainsi le degré d’authenticité patrimonial réclame-t-il souvent l’ancienneté, la rareté (souvent inversement proportionnelle à l’ampleur initiale du phénomène), un certain bon goût, encore que l’emporte souvent sur ce critère, la représentativité d’une époque, d’un lieu, d’une tendance, d’un courant, d’un savoir-faire…
Patrimoine classé, c’est tout dire
Souvent, le concept de patrimoine désigne-t-il une réalité ignorée, dévalorisée parce que tombée en désuétude, et dès lors menacée d’abandon, de détérioration. Ceux qui travaillent à sa restauration font parfois figure de nostalgiques, ?uvrant contre leur ennemi présumé : le temps, lequel toutefois, se révélerait être aussi son plus fidèle allié. En effet, le patrimoine de création contemporaine n’est pas le premier auquel on pense, ni celui qui reçoit les crédits de reconnaissance et de sauvegarde qu’il mériterait. Ou alors, on ne parle pas de patrimoine, mais d’aide à la création, par exemple. Processus assez inattendu également, le degré d’authenticité du patrimoine se fonderait souvent sur la nécessité de restaurer celui-ci. Sa sauvegarde consistant alors ensuite à figer de façon définitive l’état dudit patrimoine. Concevoir ainsi sa pérennité lui confère alors principalement le statut de matière exposée. On le retrouve dans les musées. Il figure dans des catalogues d’expositions, il entre dans les collections de pièces produites alors qu’il n’avait cessé d’être savoir-faire en action. La chose est paradoxale, si l’on n’y prend garde.
Richesse patrimoniale
L’existence d’une procédure de classement montre bien qu’il y a sélection, et donc appropriation. Parmi tout le fatras dont nous héritons, des éléments sont identifiés comme révélateurs de notre identité, comme fruits de notre savoir-faire, comme richesse de notre culture commune. Nous avons bien conscience d’être en présence d’un élément constitutif de nous-mêmes, collectivement et, à ce titre, nous en regretterions la disparition. Même si, à l’heure d’aujourd’hui, l’usage en apparaît complètement dépassé ou la jouissance inconfortable. Serait-on amené à sourire de ce que fut notre parcours, il n’en demeure pas moins vrai que l’on cherchera à en sauvegarder la trace, simplement pour rappeler que ce cheminement nous a conduit là où nous sommes. La procédure de classement, fonde l’appartenance à la collectivité locale. Elle affirme aussi, en quelque sorte, l’intérêt d’une sauvegarde au profit de l’humanité entière. En effet, affirmer son identité par l’identification de son patrimoine n’est intéressant que si celui-ci est présenté aux autres et reconnus comme tel. Classer son patrimoine, c’est affirmer ses racines, c’est exposer son identité, c’est se différentier des autres. C’est aussi s’incorporer à une culture, une sensibilité, car nous sommes tous des métis, nés de la rencontre de plusieurs milieux, à la conjonction de plusieurs histoires. C’est de tout cela qu’il faut, à un moment donné, hériter. Non pour écraser, mais pour enrichir.
Vous avez dit folklore ?
Le patrimoine, …ce substrat culturel qui mériterait droit de citer sans que le mot de » folklore » ne vienne le dépeindre de cette vision stéréotypée qu’en ont donné localement les images d’Epinal, et que la langue française caricature désormais sous ce vocable réducteur. Il n’est souvent de pire mot utilisé pour décrire cet héritage fondateur issu de nos pratiques populaires ancestrales. Sous son enseigne, on regroupe aujourd’hui des us et des coutumes désormais figés dans des représentations dites » folkloriques « . C’est peut-être là qu’il faut chercher la raison fondamentale de cette relégation au titre d’art mineur, si tant est qu’on lui reconnaisse le titre d’art.
Evoqué de ci, de là, on est loin de lui reconnaître une place qui permettrait de le ressusciter au point d’en faire un art vivant. Qu’il s’agisse de la danse, de la musique, des jeux populaires… peu de ces expressions de notre patrimoine culturel font l’objet d’une approche systématique, hormis celles des sociétés de folklore elles-mêmes. Dès lors, les représentations populaires se trouvent-elles à nouveau nourries d’images issues de prestations, lors desquelles le public est contenu dans un rôle de spectateur. Le patrimoine folklorique se trouve à nouveau exposé, et toute sa richesse fondamentale dénaturée. Ainsi en est-il par exemple de la musique traditionnelle (que l’on appelle plus communément » la musique du monde « ) et de la danse populaire. Une analyse rigoureuse de ces modes d’expression révélera toute l’importance qu’ils avaient anciennement dans l’art d’introduire à la vie sociale (3).
Culture, sans aucun doute
On s’étonnera peut-être ainsi de découvrir que les danses traditionnelles avaient leur droit de cité dans le monde du travail. Le caractère laborieux de certaines tâches requérant la participation collective de la population, l’occasion étaient dès lors saisie pour joindre l’utile à l’agréable. Fallait-il fouler le grain ou le raisin au pied, ou damer le sol d’une maison à construire, que les personnes réunies formaient la ronde et entamaient une danse -souvent chantée- que certains aujourd’hui jugeront pesante, mais qui justifiait de sa finalité agraire sa chorégraphie simpliste, répétitive et surtout collective. Adultes et enfants y trouvaient leur place. Le vécu collectif passait par la constitution du cercle, souvent fermé sur lui-même, sans autre motivation que d’agrémenter de façon ludique cette pratique agraire de première nécessité, et dans l’unanimité avec laquelle tous exécutaient les mêmes mouvements. Le choix d’un partenaire n’y était pas de mise. La présence d’un public non plus. Le plaisir à regarder danser et le plancher du bal ne surviendront que plus tard.
Tradition, un terroir vivant
Réactualiser ces pratiques traditionnelles se fait aujourd’hui dans un nouveau contexte, en rupture total avec les nécessités agraires de l’époque. Les chorégraphies, objets de démonstration, ont dès lors subi des modifications, les principales étant bien de donner les choses à voir à un public auquel il faut faire face. A y penser théoriquement, on ne pressentira peut-être pas le décalage. Qu’on ne s’y méprenne toutefois pas, l’héritage véritable passe par l’expérience personnelle, par l’appropriation. Ils ne s’y trompent pas, ceux qui, dans le monde des danses traditionnelles, conçoivent la pérennité de leur folklore sous la forme de bals plutôt que de spectacles. Sans recourir pour autant au déguisement et à la décoration de château, ils donnent à ressentir les caractéristiques fondamentales de ce folklore, par une pratique véritable. Si celle-ci a du être recontextualisée, c’est parce que cette sauvegarde patrimoniale n’est pas simple : il y a souvent eu rupture entre l’authentique pratique et sa réinstallation. Ce patrimoine ancestral est le fruit d’une tradition orale qui renvoie » dans la nuit des temps « . Son collectage n’est pas aisé. Les témoins directs sont de moins en moins nombreux et le caractère représentatif de leur expérience doit être recoupé avec d’autres témoignages pour être validé. Cette pratique de restitution du patrimoine par l’appropriation se retrouve aussi dans certains musées qui, aujourd’hui en complète rénovation, proposent des ateliers et des visites interactives en lieu et place de collections sous vitrines. Un exemple typique : les archéosites où l’on réactualise avec plus ou moins de bonheur des techniques anciennes : celles de la taille du silex, de la construction des toits de chaumes, des techniques de fumage de la viande ou du poisson…
Dans un autre domaine, la redécouverte de plus en plus manifeste de l’art du conte qui, au delà de la seule transmission d’un répertoire de textes choisis, se conçoit aujourd’hui bien plus comme un art de la communication au sein d’une pratique villageoise ou familiale spécifique : la veillée. C’est à la réappropriation moderne de tout ce font culturel des récits d’autrefois que nous invitent les » maisons du conte « .
Héritage
A la façon de Jean de Florette, il nous faut » Cultiver l’authentique » pour redécouvrir de l’intérieur certains usages, certaines pratiques qui ne révèlent leur spécificité qu’à ceux qui s’y essaient franchement. Nouvelle manière de concevoir l’apprentissage de son histoire ? Nouvelle manière d’enseigner le passé, la culture, les traditions ? Peut-être. Manière en tout cas de ne pas en faire un simple objet de consommation ou de musée. Ne pas voir, visiter ou déguster sans mettre la main à la pâte, le pied à la danse ou les doigts sur l’instrument. Manière, enfin de toucher de l’intérieur la richesse d’un passé qui a rendu possible notre présent pour, à notre tour, le transmettre avec toute la force de son message. » Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? Qu’as tu que tu n’aies à partager. » C’est cela aussi, la mission de l’école.
(1) Folknam est l’association regroupant les mouvements et sociétés de folklore de la région namuroise. Membre de son comité, Michel Berhin, cornemuseux et par ailleurs enseignant, a une pratique de 9 années d’animation aux danses traditionnelles au sein du groupe Accordance. Il est l’auteur de deux contributions pédagogiques sur la transmission des techniques d’animations en danses traditionnelles (Livret+Cd ou K7).
(2) Si les journées du patrimoine constituent l’épiphénomène populaire d’une vulgarisation pour le grand public, rappelons que des instances officielles, européennes, fédérales et régionales sont mises en place pour identifier, classer et sauvegarder ce patrimoine commun.
(3) On lira avec intérêt les ouvrages de deux spécialistes du folklore et des traditions en terre de France : J-M. Guilcher et son fils. Notamment : » La tradition populaire de danse en Basse Bretagne « , Ed. Chasse-Marée/Armen & Coop Breizh, 1995
(article paru en mai 2000 dans le Canard Folk )